Genres poétiques non épiques (bucolique, élégie, épithalame, épigramme, lyrique, poésie didactique)
-
Johannes Altus
-
Rudolf Ambühl (Collinus) junior
-
Kaspar Ambühl (Collinus)
-
Sébastien Castellion
-
Johannes Fabricius Montanus
-
Conrad Gessner
-
Henri Glaréan
-
François Guillimann
-
Rudolf Gwalther
-
Simon Lemnius
-
Jodocus Molitor
-
Marcus Tatius Alpinus
-
Joachim Vadian
Auteur(s): Clemens Schlip (traduction française: David Amherdt/Kevin Bovier). Version: 26.08.2023.
1. La poésie bucolique
«La bucolique (poésie pastorale) est l’une des branches les plus charmantes et les plus mystérieuses de la poésie, l’une des plus contradictoires aussi.» Il s’agit ici d’esquisser le plus brièvement et le plus précisément possible l’histoire et les caractéristiques de ce genre, dont les poèmes (appelés eclogae par les Romains) exigent une grande habileté et sont bien plus complexes que le «chant de bergers» qui, selon la fiction poétique, définit la bucolique. Les lignes qui suivent ne prétendent pas à l’exhaustivité, mais offrent un aperçu du genre; le lecteur désireux d’approfondir le sujet peut se référer à la bibliographie. Cela vaut également pour les introductions suivantes, qui concernent les autres genres poétiques non épiques.
La bucolique a été inventée par le poète de l’époque hellénistique Théocrite, originaire de Syracuse (vers 300-260 av. J.-C.), qui utilise déjà l’hexamètre, le mètre usuel du genre. Ses Idylles se déroulent dans la campagne sicilienne, où la vie quotidienne est idéalisée; la place importante accordée au dialecte dorien renforce l’atmosphère rustique des poèmes. Les 32 idylles transmises sous le nom de Théocrite ne sont cependant pas toutes de lui. Il s’agit pour la plupart de poèmes hexamétriques, généralement sous forme de dialogues reproduisant les conversations et les chants des bergers siciliens. Le chant prend la forme d’une joute poétique entre les bergers. Les thèmes érotiques (amour heureux ou malheureux) y jouent un grand rôle, mais on y trouve aussi le deuil causé par la mort d’un berger (1ère idylle) ou une femme usant de sortilèges pour faire revenir son amant (2e idylle), des éloges du souverain et des réflexions poétologiques. Certains noms de bergers apparaissant chez Théocrite font dès lors partie du répertoire bucolique (Daphnis, Menalcas, etc.). Si Théocrite garde une distance ironique avec ses bergers, ses successeurs grecs, par exemple Moschos (IIe siècle av. J.-C.) et Bion, expriment une idéalisation sentimentale de la vie à la campagne. Le roman pastoral de l’époque impériale Daphnis et Chloé de Longus (vers le IIe siècle apr. J.-C.) reprit des motifs bucoliques dans un genre littéraire en prose.
Le poète romain Virgile (70-19 av. J.-C.) fut le premier à transposer le genre bucolique en latin avec ses dix églogues ou bucoliques, tout en y ajoutant de nouveaux thèmes. Il transpose ses bergers en Arcadie (un choix décisif pour l’histoire de la poésie européenne), un paysage mythique certainement inspiré de la région grecque du même nom, mais qui ne lui est en aucun cas assimilable. Sur le plan thématique, il complète le répertoire de Théocrite en traitant de sujets prophétiques, cosmologiques et politiques (ces derniers sous forme allégorique); ainsi, dans les conversations de ses bergers, Virgile thématise les malheurs contemporains, notamment les siens (par exemple l’expropriation de son domaine familial), tout en faisant l’éloge d’Auguste et en adoptant, dans la quatrième églogue, un ton prophétique (un changement d’époque est imminent, lié à la naissance d’un enfant sous le règne duquel la paix reviendra dans le monde), que les lecteurs chrétiens ont interprété plus tard comme une prédiction de la naissance de leur Sauveur Jésus-Christ.
En revanche, Virgile se refuse à la trivialité présente chez Théocrite. Il procède lui-même, dès le début de son œuvre, à une classification poétologique du genre bucolique, sous la forme d’un dialogue entre ses bergers qui débute ainsi (ecl. 1,1-2):
Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi,
Silvestrem tenui musam meditaris avena.Toi, Tityre, étendu sous le couvert d’un large hêtre,
Tu t’apprêtes à jouer un air silvestre sur une mince flûte.
Le grammairien antique Servius commente ce passage de la manière suivante (éd. Thilo, p. 5):
Dicendo autem «tenuis avena», stili genus humilis latenter ostendit, quo, ut supra dictum est, in bucolicis utitur.
En parlant de «mince flûte», il désigne indirectement le style simple dont il se sert dans les Bucoliques, comme cela a été dit plus haut.
Ce point de vue, déterminant pour l’histoire du genre, ne doit pas conduire à sous-estimer le chef-d’œuvre littéraire que sont les Bucoliques de Virgile: leur importance est fondamentale pour la poésie occidentale. Pour l’époque néronienne, nous avons conservé aussi les sept églogues de Calpurnius Siculus et les deux poèmes d’Einsiedeln (Einsiedeln, Stiftsbibliothek, cod. 266 [1296], p. 206-207), qui portent le nom du lieu où ils ont été trouvés. À cela s’ajoutent les églogues de Némésien, qui datent du IIIe siècle. Parmi les auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive, on peut citer Endelechius, qui suit les modèles traditionnels. On retrouve par ailleurs des éléments bucoliques dans des poèmes qui appartiennent formellement à d’autres genres (comme les Élégies de Tibulle à l’époque augustéenne ou, dans l’Antiquité chrétienne tardive, les Natalicia de Paulin de Nole, un cycle de poèmes composé sur plusieurs années à l’occasion de la fête de saint Félix de Nole).
Le genre a connu une importante réception à l’époque carolingienne, avec notamment les deux églogues de l’évêque d’Autun Modoin.
La bucolique à l'époque de l'humanisme
Le début de la bucolique humaniste est lié au nom de Dante Alighieri (1263-1321), qui a adressé en 1319 à Giovanni del Virgilio une églogue dans laquelle il s’exprime de manière allusive sur des questions littéraires. Giovanni del Virgilio s’est inspiré de ce modèle et a lui-même rédigé plus tard une églogue sous forme d’épître. Pétrarque (1304-1374) a écrit un cycle de douze églogues, et Boccace (1313-1375) a également contribué au genre; nous ne dresserons pas ici la liste de tous les poètes italiens de la Renaissance qui se sont essayés à la poésie pastorale (parmi lesquels des noms incontournables comme Enea Silvio Piccolomini, Giovanni Pontano et Publius Faustus Andrelinus).
Dans l’espace germanophone, qui nous intéresse particulièrement sur ce Portail, l’histoire de la bucolique néo-latine commence avec Bartholomeus Coloniensis (Bartholomäus Zehender, 1460-1516); parmi les autres noms éminents figurent (là aussi sans prétention à l’exhaustivité) Helius Eobanus Hessus (1488-1540), Euricius Cordus (1486-1535) et Petrus Lotichius Secundus (1528-1560). Érasme de Rotterdam (1466-1536) s’est également essayé à ce genre lorsqu’il était jeune.
L’anthologie Bucolicorum autores XXXVIII [...]. Farrago quidem eclogarum CLVI, parue en 1546 chez Johannes Oporin à Bâle, présente un aperçu représentatif de la production d’églogues néo-latines; elle contient dans ses 799 pages, outre des textes antiques de Calpurnius Siculus, Némésien et Ausone, de nombreux exemples d’églogues humanistes; les auteurs modernes qui y sont répertoriés proviennent d’Italie (dix-huit auteurs), de France (six), des Pays-Bas (deux) et d’Allemagne (huit). On constate une propension à transposer des événements et des personnes réelles dans un contexte pastoral, ce qui était déjà perceptible chez Virgile et s’est poursuivi dans la bucolique de la Renaissance. Pour conclure, il faut souligner qu’il n’est pas possible d’indiquer précisément le nombre total de poètes bucoliques néo-latins dans l’espace germanophone, faute de recherches sur le sujet; bien qu’il existe certainement un grand nombre d’œuvres occasionnelles, il serait utile pour l’histoire de la littérature de répertorier les principaux représentants de ce genre.
Églogues d’humanistes suisses
Comme les titres mentionnés ci-dessous sont présentés sur ce Portail, leur contenu n’est ici que brièvement esquissé et, pour de plus amples informations, nous renvoyons à la présentation de l’œuvre en question par un lien hypertexte.
Vadian, Faustus. En 1517, Vadian publie à Vienne une églogue intitulée Faustus, dans laquelle il présente sous forme allégorique un événement important de sa carrière académique: sa nomination en 1516 à la chaire de poésie de l’université de Vienne. Le poème se présente également comme un panégyrique, puisque le rôle de l’empereur Maximilien Ier dans la carrière de Vadian y est souligné, sur le modèle de la première églogue de Virgile qui contient un éloge implicite d’Auguste.
Fabricius Montanus, la bucolique funèbre Orion. Fabricius Montanus a eu recours au genre bucolique pour exprimer son chagrin après la mort prématurée de sa première femme (1548) dans une églogue intitulée Orion. Ce poème présente de forts échos de Virgile, mais aussi d’auteurs bucoliques de la Renaissance italienne.
Simon Lemnius, Églogues. L’humaniste et poète grison Simon Lemnius, à bien des égards un cas particulier parmi les humanistes étudiés sur ce portail, est, avec ses cinq églogues publiées à titre posthume en 1550, le seul parmi les auteurs présentés ici à avoir publié un recueil entier de poèmes bucoliques. Celui-ci se caractérise par des références locales à Coire, notamment à l’épidémie de peste qui s’y déclara en 1550 et que Lemnius traite de manière admirable; on y trouve aussi une tendance manifeste à glorifier (sous forme d’allusion allégorique) la monarchie française, représentée concrètement par des personnages comme le défunt roi François Ier et les ambassadeurs français auprès des Confédérés et des Trois Ligues. Par de tels hommages, Lemnius espérait sans doute obtenir une promotion, que sa mort prématurée empêcha. Le recueil révèle d’excellentes connaissances de la tradition antique et des auteurs italiens de la Renaissance.
Textes aux accents bucoliques
L’influence de la poésie bucolique se manifeste également dans des œuvres qui appartiennent formellement à d’autres genres. Dans son Hodoeporicon, un poème autobiographique relatant un voyage de Cologne, son lieu d’études, à Glaris, son pays natal, Henri Glaréan évoque les beautés des Alpes qu’il a pu apprécier durant son séjour; il se sert pour cela d’expressions empruntées à la tradition bucolique. Dans l’ode de Noël Aux bergers de Franz Guillimann, c’est en premier lieu le sujet qui exige une atmosphère pastorale, encore aujourd’hui assez typique pour de telles représentations de Noël.
Il est frappant de constater que la contribution des poètes néo-latins suisses au genre bucolique reste globalement limitée si on la compare à celle des Italiens, des Français ou des Allemands. Même si l’on considère que le mythe qui fait des Suisses un peuple de bergers n’est pour l’essentiel qu’un produit du XVIIIe siècle, ce constat reste difficile à expliquer. L’une des raisons pourrait être que l’éloge du souverain, assez fréquent dans ce genre, ne pouvait pas jouer de rôle important dans un État non monarchique comme la Confédération (ce qui est aussi valable pour le Valais ou la République des Trois Ligues); il est en tout cas frappant que Vadian, issu dʼune république urbaine tournée vers la Confédération, ait apporté sa contribution au genre alors quʼil se trouvait à lʼétranger et dans l’entourage immédiat dʼun monarque; et dans le cas de Lemnius, il sʼagissait dʼun homme qui, avant même la rédaction de ses Bucolica, avait cherché à s’attirer la protection de nobles étrangers (le cardinal Albert et Hercule II dʼEste).
Bibliographie
Albrecht, M. v., «Römische Bukolik», dans Geschichte der römischen Literatur, vol. 1, Munich, Deutscher Taschenbuchverlag, 20123, p. 553-560.
Carrara, E., La poesia pastorale, Milan, Francesco Vallardi, 1909, p. 68-143.
Chaudhuri, S., Renaissance Pastoral and its English Developements, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 24-34.
Cooper, H., Pastoral. Medieval into Renaissance, Ipswich/Totowa, D. S. Brewer/Rowman and Littlefield, 1977.
Curtius, E. R., «Die Ideallandschaft», dans Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Tübingen et Bâle, Francke, 199311, p. 191-209.
Effe, B. (éd.), Theokrit und die griechische Bukolik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1986 [recueil].
Effe, B., Binder, G., Die antike Bukolik. Eine Einführung, Munich, C. H. Beck, 1989.
Garber, K. (éd.), Europäische Bukolik und Georgik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976 [recueil].
Grant, W. L., Neo-Latin Literature and the Pastoral, Chapel Hill, University of North Carolina, 1965.
Haan, E., «Pastoral», dans A Guide to Neo-Latin Literature, éd. V. Moul, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 163-179.
Hulubei, A., Lʼéglogue en France au XVIe siècle. Époque des Valois (1515-1589), Paris, Droz, 1938, p. 56-104.
Krautter, K., Die Renaissance der Bukolik in der lateinischen Literatur des XIV. Jahrhunderts von Dante bis Petrarca, Munich, Wilhelm Fink, 1983.
Longeon, C. (éd.), Le genre pastoral en Europe du XVe au XVIIe siècle. Actes du colloque international tenu à Saint-Etienne du 28 septembre au 1er octobre 1978, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1980.
Marsh, D., «Pastoral», dans Encyclopedia of the Neo-Latin World, éd. P. Ford, J. Bloemendal, C. Fantazzi, Leyde et Boston, Brill, 2014, p. 425-436.
Müller, A., Das Bucolicon des Euricius Cordus und die Tradition der Gattung. Text, Übersetzung, Interpretationen, Trèves, Wissenschaftlicher Verlag Trier, 1997.
Mundt, L., «Die neulateinische Ekloge», dans Simon Lemnius, Bucolica/Fünf Eklogen, éd., trad. et comm. de Lothar Mundt, Tübingen, Max Niemeyer, 1996, p. 9-52.
Nichols, F. J., «The Development of Neo-Latin Theory of the Pastoral in the 16th Century», Humanistica Lovaniensia 18 (1969), p. 95-114.
Schmidt, E. A., Bukolische Leidenschaft oder Über antike Hirtenpoesie, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1987.
Schnur, H. et Kössling, R., Die Hirtenflöte. Bukolische Dichtungen von Vergil bis Geßner, Leipzig, Reclam, 1978 [traductions].
Snell, B., «Arkadien. Die Entdeckung einer geistigen Landschaft», Antike & Abendland 1 (1945), [aussi dans Garber (1976), p. 14-43].
Stracke, M., Klassische Formen und neue Wirklichkeit. Die lateinische Ekloge des Humanismus, Gerbrunn bei Würzburg, Lehmann, 1981.
2. L'élégie
Par élégie, on entend ici tout type de poésie en distiques élégiaques (succession d’un hexamètre et d’un pentamètre) qui ne peut être classée dans le domaine de l’épigramme (généralement caractérisée par sa brièveté). L’opinion traditionnelle, qui prévalait également à la Renaissance, était que le terme d’élégie dérivait de chants funèbres (le grec ἔλεγος signifie «plainte», ἒ ἒ λέγειν «se plaindre»; cette définition a été reprise par exemple par Hor. ars 75-76 et Ov. am. 3,9,3-4). Les théoriciens humanistes se sont heurtés au fait que les élégies romaines qui leur étaient parvenues ne correspondaient guère à cette description. Nous allons maintenant nous intéresser plus particulièrement au domaine de la poésie amoureuse, domaine dans lequel la forme élégiaque a pris une grande importance.
Élégie amoureuse
Les premiers élégiaques furent au VIIe siècle av. J.-C. les Ioniens Callinos, Archiloque et Mimnerme; ce dernier en particulier traitait d’Éros dans son livre d’élégies intitulé Nanno (du nom d’une musicienne dont il était épris). Mimnerme renonça toutefois à l’expression subjective des sentiments. Les thèmes érotiques tirés des mythes jouaient également un rôle important dans la poésie élégiaque de l’époque hellénistique (Callimaque, Philétas, Phanoclès, ainsi que les auteurs d’epyllia Ératosthène et Euphorion de Chalcis), mais ceux-ci ne décrivent pas non plus d’expérience érotique subjective. Il en va autrement des épigrammes de l’époque hellénistique (la Couronne de Méléagre, par exemple, est célèbre), qui vont fortement influencer le développement futur du genre.
L’élégie (amoureuse) subjective et érotique est une création de la littérature romaine, à commencer par Catulle (Ier siècle av. J.-C.; carmen 69, 41-148) et Cornelius Gallus († 26 av. J.-C.), qui présenta vers 40 av. J.-C. un recueil d’élégies en grande partie perdu, intitulé Amores. Pour la postérité, l’élégie amoureuse romaine est représentée en premier lieu par Tibulle (vers 54-50 av. J.-C.-19/18 av. J.-C.), Properce (milieu du Ier siècle av. J.-C.-avant 1 apr. J.-C.) et Ovide (43 av. J.-C.-17 apr. J.-C.), que l’on a appelés les tresviri amoris, le trio de l’amour. Parmi les poèmes qui nous sont parvenus sous le nom de Tibulle, certains ne sont pas de lui: ils sont l’œuvre d’un poète nommé Lygdamus et de la patricienne Sulpicia, l’une des rares autrices de la littérature romaine.
L’élégie amoureuse romaine est, pour simplifier, une poésie subjective dans laquelle le «je» lyrique est un jeune homme, un poeta amator (amant poète) qui exprime son amour (généralement malheureux) pour une puella (jeune fille), c’est-à-dire une sorte d’hétaïre (comme dans le cas de la Cynthia de Properce et de la Corinna d’Ovide); il présente son amour comme une servitude ou un service militaire (servitium ou militia amoris) pour sa domina (maîtresse). Le genre tire son charme de sa contradiction avec les valeurs romaines traditionnelles (refus de l’engagement politique et de la gloire, etc.) ou de leur réinterprétation (le service militaire devient militia amoris) et se caractérise par des lieux communs tels que le paraclausithyron: l’exclusus amator, l’amant qu’on ne laisse plus entrer, se tient devant la porte de la puella et se plaint de ses malheurs. La recherche actuelle s’est distanciée de la pratique longtemps en vigueur consistant à interpréter ces poèmes d’un point de vue biographique: cette vaine tentative de reconstituer une relation amoureuse réelle a laissé place à des questions d’ordre littéraire; si l’on ne peut exclure l’existence de telles influences biographiques, il n’est toutefois pas possible de se prononcer de manière définitive à ce sujet. Dans l’Antiquité tardive, il convient de mentionner les élégies de Maximien, dans lesquelles le moi poétique se présente comme un homme vieillissant. Au Moyen Âge, le genre a fleuri ici ou là chez quelques auteurs (par exemple Marbod de Rennes, 1035-1123); les auteurs médiévaux n’ont cependant pas produit de recueils d’élégies construits autour d’un personnage féminin en particulier ni avec un accent clairement érotique.
Antonio Beccadelli (dit Panormita, 1394-1471) présenta en 1423 avec l’Hermaphroditus un recueil d’épigrammes qui, en raison de son orientation érotique (et même radicalement pornographique), fut à l’origine du renouveau de l’élégie amoureuse. Le premier recueil d’élégies inspiré de l’Antiquité est l’Angelinetum de Giovanni Marrasio († 1452). Les débuts italiens de l’élégie néo-latine peuvent également être compris comme une réaction à la poésie populaire des canzoniere de Pétrarque, dont les thèmes et les idées ont en partie influencé les poètes néo-latins. Parmi les principaux représentants néo-latins de ce genre, on peut citer Cristoforo Landino (Xandra), Enea Silvio Piccolomini (Cinthia, dont le titre renvoie à Properce et à sa puella), Giovanni Pontano (qui a adapté le genre à l’amour conjugal), Baptista Mantuanus, Angelo Poliziano, Conrad Celtis (qui, dans ses quatre livres d’Amores, fait l’éloge d’une amante d’une autre région d’Allemagne), Petrus Lotichius Secundus, Jacob Micyllus (les deux derniers remplacent la traditionnelle puella par le motif de l’amour conjugal), Johannes Secundus, Publius Faustus Andrelinus et Jacopo Sannazaro. Habituellement, ces recueils se concentrent sur une amante (illégitime), qui est normalement affublée d’un nom antiquisant, ce qui crée un lien avec la tradition antique du genre, mais anonymise et fictionnalise en même temps l’amante. Comme c’était déjà le cas pour les auteurs antiques (le quatrième livre d’élégies de Properce se compose principalement de poèmes étiologiques, et non érotiques), de nombreux recueils d’Amores néo-latins contiennent des poèmes qui traitent d’une autre thématique. Comme pour l’élégie amoureuse antique, on évite aujourd’hui les interprétations biographiques naïves; de telles questions ne sont toutefois pas illégitimes et ne devraient pas être totalement rejetées.
L’élégie amoureuse n’est représentée sur ce portail que par Simon Lemnius, qui, dans ses Amorum libri III, s’inspire fortement Properce; mais Lemnius a poussé très loin le caractère érotique propre au genre, même selon nos critères actuels, ce qui l’amène parfois à la limite de la pornographie. Son recueil de poèmes, comme celui de Celtis que nous avons mentionné plus haut, ne tourne pas autour d’une figure féminine centrale; son moi lyrique cultive des relations amoureuses multiples. La relative rareté de ce type de poésie sur le territoire de la Suisse actuelle est frappante et témoigne d’un climat intellectuel qui lui est peu propice. On peut aussi supposer, sans trop schématiser, que les différents types de Réforme en Suisse et leurs nombreuses conséquences n’y sont pas étrangers.
Autres élégies
Comme nous l’avons déjà mentionné, les poèmes élégiaques ne se limitent pas à la thématique érotique. Déjà dans l’Antiquité, le vers élégiaque n’est pas uniquement employé dans les élégies amoureuses. Ovide l’utilise également pour rédiger ses poèmes d’exil tardifs (Tristia, Ex Ponto), ses Fasti (légendes étiologiques sur le calendrier annuel romain) ou ses Heroides (lettres fictives d’héroïnes mythologiques). Ces dernières trouvent un successeur direct dans l’humanisme suisse avec les Heroides de Gwalther. Par ailleurs, l’élégie néo-latine présente, même en Suisse, un énorme éventail thématique qui n’a parfois plus aucun lien avec les modèles antiques. Voici les textes présentés sur ce portail: L’Élégie à Érasme de Glaréan, l’élégie de ce dernier à un élève, son Voyage dans sa patrie et son Panégyrique sur le collège Montanus de Cologne. Johannes Fabricius Montanus est représenté par son élégie sur La vie bienheureuse, son Élégie sur Guillaume Tell et ses poèmes funèbres, dont l’un au moins (l’épitaphe pour Ulrich von Hutten) peut être considéré comme une élégie au sens le plus originel, c’est-à-dire comme une complainte, en raison de sa forme (distique élégiaque) et de sa longueur qui excède celle de l’épigramme; on peut faire la même remarque pour l’Épitaphe de Leo Jud par Jodocus Molitor.
Bibliographie
Albrecht, M. v., «Elegie», dans Geschichte der römischen Literatur, Berlin et Boston, De Gruyter, 20123, vol. 1, p. 624-634.
Cardini, R., Coppini, D. (éd.), Il rinnovamento umanistico della poesia. Lʼepigramma e lʼelegia, Florence, Polistampa, 2009.
Czapla, B., Czapla, R. G., Seidel, R. (éd.), Lateinische Lyrik der Frühen Neuzeit. Poetische Kleinformen und ihre Funktionen zwischen Renaissance und Aufklärung, Tübingen, Niemeyer, 2003.
De Beer, S., «Elegiac Poetry», dans Encyclopedia of the Neo-Latin World, éd. P. Ford, J. Bloemendal, C. Fantazzi, Leyde et Boston, Brill, 2014, p. 387-397.
Dörrie, H. Der heroische Brief. Bestandsaufnahme, Geschichte, Kritik einer humanistisch-barocken Literaturgattung, Berlin, De Gruyter, 1968.
Holzberg, N., Die römische Liebeselegie. Eine Einführung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001.
Houghton, L. B. T., «Elegy», dans A Guide to Neo-Latin Literature, éd. V. Moul, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 98-112.
Kühlmann, W., «Die verstorbene Gattin - die verstorbene Geliebte: Zum Bild der Frau in der elegischen Dichtung des deutschen Humanismus (Jacob Micyllus und Petrus Lotichius Secundus)», dans Die Frau in der Renaissance, éd. P. G. Schmidt, Wiesbaden, Harrassowitz, 1994, p. 21-54.
Luck, G., The Latin Love Elegy, London, Methuen, 19692.
Ludwig, W., «Petrus Lotichius Secundus and the Roman Elegists: Prolegomena to a study of Neo-Latin Elegy», dans Litterae Neolatinae. Schriften zur neulateinischen Literatur, éd. L. Braun et al., Munich, Wilhelm Fink, 1989.
Moul, V., «Lyric Poetry», dans The Oxford Handbook of Neo-Latin, éd. S. Knight, S. Tilg, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 41-56 (p. 45-47 sur l’élégie).
Schlip, C., «Die Amores des Simon Lemnius: Ein Erotiker auf dem Weg zum Epiker», Neulateinisches Jahrbuch 24 (2022), p. 235-260.
Stroh, W., Die römische Liebeselegie als werbende Dichtung, Amsterdam, Hakkert, 1971.
Töchterle, K., «Wer liebt? Johannes Secundus und sein elegisches Ich», dans Johannes Secundus und die römische Liebeslyrik, éd. E. Schäfer, Tübingen, Narr, 2004, p. 31-39.
Wiegand, H., Hodoeporica. Studien zur neulateinischen Reisedichtung des deutschen Kulturraums im 16. Jahrhundert, Baden Baden, Valentin Koerner, 1984.
3. L'épithalame
Par épithalames, on entend des poèmes de circonstance écrits à l’occasion d’un mariage réel, que l’auteur se sent obligé de composer en raison de ses relations amicales ou familiales ou d’un lien de dépendance. Des chevauchements sont possibles avec d’autres genres: ainsi, la 18e Idylle de Théocrite est un épithalame (sur un mariage mythologique, celui d’Hélène). À l’époque hellénistique, ἐπιθαλάμιος désignait à l’origine un chant de mariage qui était entonné durant la nuit de noces devant la chambre nuptiale (le terme générique grec pour les chants de mariage était ὑμέναιος). Les principaux représentants antiques de ce genre sont Sappho, Théocrite chez les Grecs, chez les Romains Catulle (c. 61, 62 et 64), Stace (silv. 1,2) et, dans l’Antiquité tardive, Ausone (dont le Cento nuptialis, construit à partir de vers de Virgile, est certes un cas particulier), Claudien (épithalames pour l’empereur Honorius et Marie, ainsi que pour Palladius et Celerina) et Dracontius, actif en Afrique du Nord. En ce qui concerne la tradition chrétienne, il convient de mentionner que le Cantique des cantiques biblique (Canticum Canticorum) et le Psaume 45 (Ps. 44 Vulgata) peuvent également être considérés comme des poèmes de mariage.
Parmi les grands poètes néo-latins, voici les auteurs d’épithalames: Giovanni Pontano (pour ses propres filles), Jacopo Sannazaro, Érasme de Rotterdam (pour son ami Petrus Aegidius; le poème est une partie du dialogue Epithalamium dans les Colloquia familiaria), Johannes Secundus et George Buchanan. À côté de ces grands noms, la production d’épithalames est considérable, mais leur qualité poétique varie fortement. Les poèmes de mariage relèvent essentiellement de la poésie d’occasion, de sorte que nous ne possédons aujourd’hui, ou plutôt que nous n’avons étudié, qu’une fraction de la production réelle. De nombreux épithalames ont sans doute disparu parce qu’on a perdu tout intérêt pour eux une fois l’événement pour lequel ils avaient été écrits terminé. Dans le contexte social et religieux de la Renaissance, notamment au nord des Alpes, il est intéressant de noter que l’épithalame offrait la possibilité d’évoquer des thèmes érotiques sans que cela ne pose de problème sur le plan moral (au contraire de l’élégie amoureuse).
Sur ce portail, nous présentons deux textes écrits en distiques élégiaques, qui mettent en évidence l’importance sociale et la portée de ce genre; l’un concerne le milieu des théologiens et des érudits zurichois, l’autre un mariage au sein de la noblesse.
Johannes Altus, Epithalamium pour Johannes Fabricius Montanus et Katharina Stutz. L’Epithalamium de l’Allemand Johannes Altus fut composé en 1548 pour le mariage de Johannes Fabricius Montanus à Zurich. Le texte se distingue par un mélange d’éléments chrétiens et anti-païens: tandis que les dieux jouent un rôle conforme à ce genre littéraire, les saints zurichois Félix et Regula sont longuement commémorés.
Marcus Tatius, Epithalamion pour Oswald von Eck et Anna von Pienzenau. L’Epithalamion de Marcus Tatius Alpinus fut composé pour un mariage de la noblesse bavaroise en 1544, au cours duquel Oswald von Eck, fils du puissant chancelier bavarois Leonhard von Eck, épousa Anna von Pienzenau, représentante d’une famille de la vieille noblesse. C’est sans doute grâce à l’importance de l’événement que Tatius put écrire un poème qui se distingue à la fois par sa longueur (plus de 1000 vers), par plusieurs idées originales (notamment en ce qui concerne le rôle des dieux de l’Olympe) et, plus généralement, par la richesse de son contenu. Le fait qu’il n’y ait pas d’histoire de la réception de ce texte, remarquable à bien des égards, montre à quel point l’intérêt pour les poèmes de mariage était généralement de courte durée.
Bibliographie
Forster, L. The Icy Fire. Five Studies in European Petrarchism, Cambridge, Cambridge University Press, 1969.
Greene, T. M., The Epithalamion in the Renaissance, Diss. Yale, 1955.
Sabine Horstmann: Das Epithalamium in der lateinischen Literatur der Spätantike, Munich, Saur, 2004.
Kühlmann, W. «Poeten und Puritaner: Christliche und pagane Poesie im deutschen Humanismus – Mit einem Exkurs zur Prudentius-Rezeption in Deutschland», Pirckheimer-Jahrbuch 8 (1993), p. 149-180.
Kühlmann, W., «Die verstorbene Gattin – die verstorbene Geliebte: Zum Bild der Frau in der elegischen Dichtung des deutschen Humanismus (Jacob Mycillus und Petrus Lotichius Secundus)», dans Die Frau in der Renaissance, éd. P. G. Schmidt, Wiesbaden, Harrassowitz, 1994, p. 21-54.
Leroux, V., «Ter repetamus hymen: Dorat et la tradition antique de l’épithalame», dans Jean Dorat, poète humaniste de la Renaissance, éd. C. de Buzon, J.-E. Girot, Genève, Droz, 2007, p. 323-340.
Muth, R., «Hymenaios und Epithalamium», Wiener Studien 67 (1954), p. 5-45.
Tufte, V. J., The Poetry of Marriage. The Epithalamium in Europe and its Development in England, Los Angeles, Tinnon-Brown, 1970.
Wheeler, A. L., «Tradition in the Epithalamium», American Journal of Philology 51 (1930), p. 205-223.
4. L'épigramme
Il est difficile, voire impossible, de trouver une définition universelle de l’épigramme qui ne tombe pas dans le schématisme anhistorique et qui rende justice à l’ensemble de ce genre littéraire. Nous nous contenterons ici, pour en donner une définition minimale, de constater que les épigrammes sont en règle générale des poèmes plutôt brefs, le plus souvent écrits en distiques élégiaques (avec des exceptions soit pour la longueur soit pour le mètre) et dont les thèmes peuvent être très variés. Au cours de son histoire, ce genre littéraire a souvent été associé à une manière de s’exprimer amusante, drôle et/ou satirique, sans pour autant que ce critère ne le définisse.
L’épigramme de l’Antiquité était à l’origine, comme son nom grec l’indique, une «inscription» métrique semblable à celles qui apparaissent sur les tombes ou les ex-voto, comme le distique de Simonide de Céos († 468/7 av. J.-C.) qui honore les guerriers tombés aux Thermopyles. La coutume grecque de l’improvisation poétique lors de beuveries et d’autres occasions similaires a également contribué à la naissance de ce genre. L’époque hellénistique a renforcé le penchant des épigrammatistes pour ce qu’on appelle la pointe, c’est-à-dire une conclusion surprenante et pleine d’esprit; les grands représentants de l’épigramme grecque sont Callimaque (IIIe siècle av. J.-C.), Posidippe (IIIe siècle av. J.-C.) et Méléagre (Ier siècle av. J.-C.). Au Moyen Âge, de nombreuses épigrammes grecques (aussi bien de l’Antiquité que de l’époque byzantine) furent rassemblées dans deux anthologies: l’Anthologia Palatina (Xe siècle) et l’Anthologia Planudea (vers 1300), moins volumineuse, comprenant des poèmes qui ne figurent pas dans la première; on désigne aujourd’hui le contenu des deux recueils du nom d’Anthologie grecque (Anthologia Graeca). Les humanistes du XVIe siècle connaissaient uniquement l’Anthologia Planudea, imprimée pour la première fois à Florence en 1494. L’épigramme romaine possède elle aussi au départ un caractère épigraphique marqué. L’épigrammatique littéraire suit le modèle hellénistique et commence à la fin de la République. Pour l’Antiquité tardive, il faut mentionner le poète Ausone (310-393/4); de nombreux exemples de poètes mineurs sont présentés dans l’Anthologia Latina, compilée par les philologues modernes.
Dans l’Antiquité comme par la suite, le distique élégiaque est le mètre privilégié pour l’épigramme, mais l’hendécasyllabe phalécien (onze syllabes) est également apprécié; les autres mètres sont plus rares. L’origine épigraphique de ce genre permet d’expliquer le caractère déictique de nombreuses épigrammes, particulièrement visible dans les inscriptions funéraires (fictives ou réelles) ou les descriptions d’objets et d’œuvres d’art (réels ou fictifs). Ce genre est également connu des auteurs médiévaux, dont le modèle principal est aussi Martial.
Dans la littérature néo-latine, l’épigramme représente une part importante de la production poétique totale. On peut supposer que la grande majorité des poètes néo-latins composèrent également des épigrammes. Karl A. E. Enenkel va même (non sans malice) jusqu’à faire de la composition d’épigrammes l’une des deux caractéristiques définissant un humaniste (l’autre étant l’écriture de lettres). Plus encore que pour les autres genres, il est donc arbitraire d’établir une liste des épigrammatistes importants du XVIe siècle. Citons à titre d’exemple Giovanni Pontano (1428/29-1503), Michele Marullo (1453-1500), Thomas More (1478-1535) dont les deux tiers de l’œuvre épigrammatique sont des traductions de l’Anthologia Planudea, et Helius Eobanus Hesse (1488-1540). Les poètes néo-latins s’inspirent en premier lieu de Martial, mais aussi (nettement moins toutefois) de Catulle, qui commence à être mieux connu depuis le début de l’humanisme et qui fut imprimé pour la première fois en 1472; le regard des humanistes sur Catulle fut à son tour fortement influencé par Martial et par la manière dont il avait en partie imité Catulle dans sa poésie. Sur ce portail, les paratextes de l’édition expurgée de Martial fournie par Conrad Gessner témoignent de l’importance de Martial, mais aussi des réserves que les aspects obscènes de sa poésie suscitaient chez certains érudits. Le modèle des épigrammes grecques n’était directement accessible qu’à une minorité d’humanistes, mais il ne doit pas être sous-estimé pour autant. Au XVIe siècle, les épigrammes étaient souvent utilisées sur les pages de titre des imprimés, comme une sorte de publicité pour le livre en question; les poèmes de dédicace adressés à des amis et/ou à des personnes de haut rang, que de nombreux auteurs plaçaient en tête de leurs œuvres, font également partie de cette catégorie, tout comme les poèmes d’accompagnement rédigés par des amis écrivains, qui louent le livre en question et son auteur.
Parmi les auteurs présentés sur ce portail, c’est certainement Simon Lemnius qui a apporté la contribution la plus importante au genre avec ses Epigrammaton Libri (d’abord deux, puis trois livres), écrits dans le sillage de Martial, qui ont provoqué un conflit avec Luther et qui reflètent dans leur dernière version la haine réciproque que se vouaient les deux hommes. Même si la Monachopornomachie de Lemnius, dirigée contre Luther, n’est pas de la poésie épigrammatique, cette expérimentation du genre dramatique mérite d’être mentionnée ici, car Lemnius la rédigea en distiques élégiaques, citant ou adaptant à outrance les épigrammes de Martial. Le poème satirique sur les moines d’Einsiedeln de Rudolf Gwalther est également polémique et obscène, tout comme la critique de Luther par Lemnius; les épigrammes que nous avons rassemblées sous le titre Épigrammes et poèmes divers contiennent des moqueries bon enfant, mais aussi un poème funèbre et un éloge de la patrie. Ses poèmes sur les réformateurs zurichois, conçus comme des inscriptions pour des portraits et dépourvus de toute satire, rappellent les origines du genre. Ses Argumenta pour les textes bibliques peuvent également être considérés comme des épigrammes. Une telle classification s’impose également pour la plupart des poèmes funèbres de Fabricius Montanus, en raison de leur brièveté. Il s’agit ici certainement de l’un des cas limites, assez fréquents, se situant entre la poésie épigrammatique et la poésie élégiaque, qui sont apparentées du point de vue métrique (le fait que le poète les désigne comme des épitaphes renvoie sans équivoque à l’origine du genre, l’inscription). Nous présentons également une épitaphe de ce type (dans ce cas à l’imprimeur Jérôme Froben), très probablement composée par Sébastien Castellion. Le court poème sur les ruines d’Avenches d’Henri Glaréan peut être considéré comme une épigramme patriotique; les poèmes sur Zoug, Zurich et Lucerne de Jodocus Molitor peuvent également être rangés dans cette catégorie; son épitaphe pour Leo Jud représente à nouveau un cas limite d’élégie funèbre. Parmi les Eidyllia mellica de Franz Guillimann que nous présentons, se trouve également une épigramme dans laquelle il fait l’éloge de l’Académie de Dillingen, où il fit ses études. Les Préceptes ou règles communes pour la baignade en distiques élégiaques de Kaspar Ambühl peuvent être qualifiés d’épigrammes, même s’ils peuvent aussi apparaître comme un petit poème didactique. Le poème contre l’ivrognerie (In imaginem ebrietatis) de Rudolf Ambühl le Jeune, conçu comme la description d’une image, présente également un caractère résolument didactique; son caractère déictique indéniable, sa parenté avec l’emblématique et son orientation satirique font qu’il n’est pas entièrement absurde de le classer dans le genre épigrammatique, malgré sa taille relativement importante de 250 vers.
Bibliographie
Albrecht, M. v., «Römische Epigrammdichtung», dans Geschichte der römischen Literatur, Berlin et Boston, De Gruyter, 20123, p. 281-284.
Beer, S. de, Rijser, D., Enenkel, K. (éd.), The Neo-Latin Epigram. A Learned and Witty Genre, Louvain, Leuven University Press, 2009.
Bradner, L., «The Neo-Latin Epigram in Italy in the Fifteenth Century», Medievalia et Humanistica 8 (1954), p. 62-70.
Cummings, R., «Epigram», dans A Guide to Neo-Latin Literature, éd. V. Moul, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 83-97.
Enenkel, K. A. E., «Introduction: The Neo-Latin Epigram: Humanist Self-Definition in a Learned and Witty Discourse», dans The Neo-Latin Epigram. A Learned and Witty Genre, éd. S. de Beer, D. Rijser, K. Enenkel, Louvain, Leuven University Press, 2009, 1-23.
IJsewijn, J., Sacré, D., Companion to Neo-Latin Studies, Part II, Literary, Linguistic, Philological and Editorial Questions, Leuven, Leuven University Press, 1998, p. 100-104 (chap. «Occasional Poetry»).
Laurens, P., L’abeille dans l’ambre. Célébration de l’épigramme, Paris, Les Belles Lettres, 20122.
Lausberg, M., Das Einzeldistichon. Studien zum antiken Epigramm, Munich, Wilhelm Fink, 1982.
Maaz, W., Lateinische Epigrammatik im hohen Mittelalter. Literarhistorische Untersuchungen zur Martial-Rezeption, Hildesheim, Weidmann, 1992.
Money, D., «Epigram and Occasional Poetry», dans The Oxford Handbook of Neo-Latin, éd. S. Knight, S. Tilg, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 73-86.
Nisbet, G., «Epigrams-The Classical Tradition», dans Encyclopedia of the Neo-Latin World, éd. P. Ford, J. Bloemendal, C. Fantazzi, Leyde et Boston, Brill, 2014, p. 379-386.
Pfohl, G. (éd.), Das Epigramm. Zur Geschichte einer inschriftlichen und literarischen Gattung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969.
Plotke, S., «Epigrammatik im Gattungsverständnis des frühen 16. Jahrhunderts. Die Epigramme von Thomas Morus und Erasmus von Rotterdam in der Ausgabe Froben 1518», dans Le «sel» antique: Épigramme, satire, théâtre et polémique. Leur réception chez les humanistes dans les sources imprimées et manuscrites du Rhin supérieur / Das „Salz“ der Antike: Epigramm, Satire, Theater, Polemik. Ihre Rezeption bei den Humanisten: Druck und Handschriften am Oberrhein, éd. M.-L. Freyburger-Galland, H. Harich-Schwarzbauer, Stuttgart, F. Steiner, 2016, p. 192-200.
Schnur, H. C. (éd.), Galle und Honig. Humanistenepigramme. Lateinisch und deutsch, Leipzig, Reclam, 19842.
5. La poésie lyrique
Ce terme désigne ici les poèmes qui ont recours à la versification lyrique antique. Les principaux modèles antiques sont les Odes d’Horace, les poèmes de Catulle et, après le renouveau des études grecques, ceux de Pindare, les premiers poètes lyriques grecs, les hymnes attribués à Homère et ceux de Callimaque. L’histoire de la poésie lyrique néo-latine commence avec Giovanni Pontano (1429-1503), Michele Marullo (1453-1500) et Jacopo Sannazaro (1458-1530). Dans l’espace germanophone, c’est Conrad Celtis (1459-1508) qui se distingue le premier avec ses odes inspirées en particulier d’Horace.
La Suisse occupe une place marginale dans l’histoire de ce genre, mais il ne faut pas pour autant négliger ses auteurs, comme cela arrive malheureusement parfois. Chez les auteurs suisses actifs dans ce genre, on relève la présence marquée d’odes et d’hymnes à contenu chrétien, adressés par exemple au Christ ou (dans le contexte catholique) aux saints ou à Marie. Nous présentons sur ce portail l’Ode à saint Théodule, très horacienne, d’Henri Glaréan, ainsi que les Eidyllia melica et les odes ou hymnes de Franz Guillimann; dans son ode de Noël que nous avons choisi d’examiner sur ce portail, il aborde un thème fréquemment repris sous cette forme, en particulier au nord de l’Europe. Voilà pour les auteurs catholiques. Rudolf Gwalther représente quant à lui le camp protestant avec sa paraphrase du Notre Père, l’Oratio Dominica, présentée ici sous forme d’ode dans le cadre de ses Épigrammes et poèmes divers. C’est également le cas de Johannes Fabricius Montanus avec son ode À Jésus Christ. Dans son ode À Petrus Lotichius, Montanus remercie le poète allemand Lotichius de l’avoir initié à la poésie. Relevons aussi qu’Ulrich Zwingli a écrit une préface enthousiaste à l’édition de Pindare de Jacob Ceporin (la troisième édition), publiée à Bâle en 1526, dans laquelle il fait l’éloge du poète grec.
La distinction entre la poésie lyrique et la poésie épigrammatique dont nous avons parlé plus haut remonte peut-être à l’Antiquité.
Bibliographie
Albrecht, M. v., «Römische Lyrik», dans Geschichte der römischen Literatur, Berlin et Boston, De Gruyter, 20123, p. 272-281.
Gaisser, J. H., «Lyric», dans A Guide to Neo-Latin Literature, éd. V. Moul, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 113-130.
Moul, V., «Lyric Poetry», dans The Oxford Handbook of Neo-Latin, éd. S. Knight, S. Tilg, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 41-56 (avec bibliographie).
Revard, S. P., «Neo-Latin Lyric Poetry in the Renaissance», dans Encyclopedia of the Neo-Latin World, éd. P. Ford, J. Bloemendal, C. Fantazzi, Leyde et Boston, Brill, 2014, p. 399-411.
6. La poésie didactique
Il n’existe à ce jour aucune définition incontestée de la poésie didactique; la question de savoir s’il faut identifier le poème didactique à la poésie didactique en général ou le séparer strictement de la «poésie dont les intentions didactiques ne sont qu’implicites» est également controversée. Une autre question qui se pose depuis l’Antiquité est de savoir si le poème didactique est un genre poétique; Aristote (poet. 1) l’avait nié, mais des théoriciens ultérieurs (notamment Diomède) ont tout de même attribué au poème didactique une place au sein de l’art poétique; à l’époque moderne, Jules César Scaliger en particulier a pris la défense du poème didactique contre Aristote. La question de savoir si le poème didactique pouvait être classé dans le genre épique était également controversée (Aristote s’y opposait, alors que Denys d’Halicarnasse et Quintilien y étaient favorables); cette classification était d’autant plus pertinente si l’on considérait (comme les stoïciens) que les grands textes épiques de l’Antiquité, comme Homère, étaient aussi des sources pour connaître les événements historiques. Au sein des différents textes que l’on peut classer dans le genre de la poésie didactique, il existe des différences selon que la priorité est donnée à la transmission d’informations objectives ou à l’élaboration littéraire artistique; mais il n’est parfois pas facile de porter un jugement au cas par cas, et il faut donc se garder de toute systématisation trop rigide. Comme la poésie didactique ne peut être définie que par sa fonction didactique, la délimitation avec d’autres genres présentant des passages didactiques n’est pas stricte (on pense par exemple à l’épigramme).
Hésiode (VIIIe-VIIe siècle av. J.-C.) peut être considéré comme le fondateur de la poésie didactique antique (la Théogonie, sur l’origine du monde et des dieux, et Les travaux et les jours, un poème didactique sur l’agriculture). Parmi les premiers Grecs, Parménide et Empédocle méritent également d’être mentionnés, car ils ont exposé leurs doctrines philosophiques dans des poèmes didactiques. Les auteurs de l’époque hellénistique ont produit des poèmes didactiques sur de nombreux sujets: c’est notamment le cas d’Aratos (Phainomena) et de Nicandre, chez qui l’élaboration littéraire l’emporte sur le sujet lui-même, plutôt abscons (les Theriaka et les Alexipharmaka traitent respectivement des poisons et des contrepoisons). Les plus grands représentants romains du genre à la fin de la République et au début de l’Empire sont des modèles plus importants pour la poésie néo-latine: Lucrèce et son poème philosophique (épicurien), le De rerum natura; Virgile et ses Géorgiques, qui traitent d’agriculture, mais également de questions fondamentales de la culture et de la civilisation; Ovide et sa théorie de l’amour dans l’Ars amatoria et son pendant, les Remedia amoris, qui visent à guérir de l’amour, ainsi que les Medicamina facies feminei sur la cosmétique féminine; Horace et son Ars poetica, une théorie sur la poésie; Manilius et ses Astronomica, qui traitent d’astrologie. La plupart des œuvres citées ici sont écrites en hexamètres, mais Ovide a utilisé le distique élégiaque pour son sujet érotique. Dans l’Antiquité tardive chrétienne, on peut citer les poètes Commodien (Carmen apologeticum; Instructionum libri) et Prudence (par exemple le Contra Symmachum ou la Psychomachia). Terentianus Maurus a traité des questions métriques dans son poème De litteris, de syllabis, de metris, en partie perdu.
Dans le poème didactique médiéval, la transmission de la matière est au premier plan; il s’agit donc en quelque sorte de manuels en vers. Cela n’exclut cependant pas la création de textes littéraires très élaborés, comme le poème didactique hortologique De cultura hortorum de Walahfrid Strabo (vers 808-849). À la Renaissance, l’intérêt s’est nettement déplacé vers une conception littéraire exigeante; les principaux protagonistes sont Giovanni Pontano (1429-1503) et son Urania (sur l’astronomie/l’astrologie), Marco Girolamo Vida (1485-1566) et son Scacchia, ludus (sur le jeu d’échecs), Girolamo Fracastoro (1478-1553) et sa Syphilis (sur la maladie vénérienne du même nom, qui représentait l’un des plus grands défis médicaux de la Renaissance, et ce jusqu’à l’époque contemporaine). Dans l’humanisme néerlandais ou allemand, on peut observer une persistance des traditions médiévales, tant sur le fond que sur la forme, par exemple chez Dietrich Ulsen (1460-1508; De pharmacandi comprobata ratione, medicinarum rectificatione symptomatumque purgationis hora supervenientium emendatione), Helius Eobanus Hesse (1488-1540; De tuenda bona valetudine) et Ulrich von Hutten (1488-1523; Ars versificatoria).
Ce genre était manifestement assez peu développé dans l’humanisme suisse. On peut lui attribuer, avec la prudence qui s’impose, un poème de Rudolf Ambühl le Jeune (In imaginem ebrietatis) en distiques élégiaques, dans lequel il donne à voir à ses lecteurs les affres de l’ivrognerie; en raison de son caractère satirique, de son contenu descriptif et de son rapport étroit avec l’emblématique qui en découle, on peut également l’attribuer au genre de la poésie épigrammatique. Les Préceptes ou règles communes pour la baignade de Kaspar Ambühl (qui n’est pas de la même famille que Rudolf), également écrits en distiques élégiaques, se situent aussi à la limite de l’épigramme (surtout en raison de la relative brièveté de ce poème). Il ne reste malheureusement qu’un fragment du poème en hexamètres de Joachim Vadian Sur le lac de Constance: il s’agit de la seule œuvre de cette liste qui corresponde vraiment au genre didactique, dans la mesure où elle vise à transmettre des informations de manière littéraire et artistique. Signalons enfin que Vadian a fourni en 1510 l’editio princeps du poème didactique médiéval de Walahfrid Strabo sur l’art des jardins, que nous avons mentionné plus haut.
Bibliographie
Albrecht, M. v., «Lehrgedicht», dans Geschichte der römischen Literatur, Berlin et Boston, De Gruyter, 20123, p. 228-240.
Effe, B., Dichtung und Lehre, Munich, Beck, 1977.
Fabian, B., «Das Lehrgedicht als Problem der Poetik», dans Die nicht mehr schönen Künste, éd. H. R. Jauß, Munich, Fink, 1968, p. 67-89.
Haskell, Y., «The Classification in Neo-Latin Didactic Poetry from the Fifteenth to Nineteenth Century», dans Encyclopedia of the Neo-Latin World, éd. P. Ford, J. Bloemendal, C. Fantazzi, Leyde et Boston, Brill, 2014, p. 437-448.
Haye, T., Das lateinische Lehrgedicht im Mittelalter, Leyde, Brill, 1997, ici p. 19-38 (chap. 2, «Das Lehrgedicht in der Forschung») et p. 374-397 («Ausblick: Das Lehrgedicht im deutschen Humanismus»).
Ludwig, W., «Neulateinisches Lehrgedicht und Vergils Georgica», dans Litterae Neolatinae, 1989, Munich, Wilhelm Fink, p. 100-127.
Markeviĉiūté, R., Roling, B. (éds.), Die Poesie der Dinge. Ziele und Strategien der Wissensvermittlung im lateinischen Lehrgedicht der Frühen Neuzeit, Berlin et Boston, De Gruyter, 2021.
Moul, V., «Didactic Poetry», A Guide to Neo-Latin Literature, éd. V. Moul, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 180-199.
Pöhlmann, E., «Charakteristika des römischen Lehrgedichts», Aufstieg und Niedergang der römischen Welt 1.3 (1973), p. 819-901.
Roellenbleck, G., Das epische Lehrgedicht Italiens im 15. und 16. Jahrhundert, Munich, Wilhelm Fink, 1975.
Voir à ce sujet F. de Capitani, «Bergers, peuple des», Dictionnaire historique de la Suisse, version online du 08.07.2010, https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017473/2010-07-08/.