Poème satirique sur les moines d’Einsiedeln
Rudolf Gwalther
Introduction: Jürg S. Rohner (traduction française: David Amherdt et Kevin Bovier). Version: 10.02.2023.
Date de composition: juillet/août 1546.
Manuscrit: Zentralbibliothek Zürich, Ms D 152, fol. 77ro-vo.
Édition: A. A. Sebastus, Pasquillus proscriptus, in Germania exulans, Bâle, s.n., 1546, fol. B5ro-vo.
Mètre: distique élégiaque.
Le poème contient, comme l’affirme son auteur, Rudolf Gwalther (1519-1586), dans une lettre à Oswald Myconius (1488-1552), le «récit véridique d’un événement qui s’est réellement produit». En juillet 1546, une jument se réfugia dans l’église du monastère d’Einsiedeln, où les moines et leur abbé Joachim Eichhorn (1518-1569) célébraient une fête religieuse. Un étalon lancé à sa poursuite la rejoignit et la monta devant tout le monde. Cette «œuvre infâme» (v. 14, foedum… opus) de l’étalon est comparée par Gwalther aux coutumes des moines, qui rompent leurs vœux, agissent de façon impie et n’ont aucun respect pour la virginité. Ce dernier point est particulièrement important, puisque le monastère d’Einsiedeln, qui du reste est connu, vraisemblablement depuis sa fondation, pour son élevage de chevaux, est dédié à la Vierge Marie. C’est également dans ce contexte qu’il faut considérer les abus sexuels dont les moines sont accusés dans le texte.
Cette pièce, toutefois, ne doit pas être uniquement considérée comme une polémique contre Einsiedeln et contre les prétendus excès de ce monastère, puisqu’elle critique l’ensemble de l’Église catholique. Rome, que Gwalther appelle «Babylone la prostituée» (v. 27, meretrix Babylonia), refuse d’accepter les réformes fondées sur la Parole du Seigneur, et tonne en lançant des projectiles de papier, probablement des pamphlets ou des bulles d’excommunication, contre ceux qui s’appuient sur l’Écriture Sainte pour fustiger la corruption de l’Église. En outre, l’empereur Charles Quint (1500-1558) est accusé d’avoir soutenu les méfaits des papistes.
Le poème satirique de Gwalther a survécu dans un recueil manuscrit de la bibliothèque centrale de Zurich qui contient un grand nombre de poèmes écrits par le futur antistès du Grossmünster. Notre pièce est mentionnée dans la lettre de Gwalther à Oswald Myconius citée plus haut, mais aussi dans deux lettres adressées à Heinrich Bullinger, l’une de Myconius lui-même, l’autre de Johannes Haller (1523-1575). En outre, deux entrées des recès de la Confédération datant du 9 août 1546 pourraient indiquer que cet écrit polémique a même été traduit en allemand; en effet, il y est fait mention de «libelles défiant et insultant honteusement l’ancienne foi», diffusés, entre autres, à partir de Zurich. Enfin, il convient de mentionner l’impression du texte sous le titre equa Eremitana (la jument d’Einsiedeln) dans un Pasquille d’Alphonsus Aemilius Sebastus, qui fut également imprimé en 1546 et figura même à l’Index des livres interdits. Le poème n’a cependant pas été inclus dans la version allemande de ce libelle d’invectives.
Structure du poème
1-8: Description du monastère et de la célébration religieuse
9-14: L’incident de la jument qui se fait monter
15-20: Comparaison avec les mœurs des moines
21-30: Polémique contre les moines et l’Église catholique
Les intertextes des 20 premiers vers sont en majorité épiques (v. 1, 9, 13, 15 et 18); mais c’est d’une parodie d’épopée qu’il s’agit ici, qui culmine dans la poursuite de la jument par un cheval, dont l’action tout sauf héroïque est décrite par Gwalther (v. 13-18, insequitur… fervidus urget) dans les termes mêmes qu’emploie Virgile pour décrire Énée poursuivant Turnus (Verg. Aen. 12,748, insequitur… fervidus urget). C’est aussi clairement à des fins parodiques et satiriques que Gwalther, aux v. 1-2, imite les Fastes d’Ovide: alors que chez le poète romain le lac est l’objet d’un culte antique (Ov. fast. 3,264, lacus… antiqua religione sacer), l’abbaye d’Einsiedeln, elle, est l’objet d’un faux culte (locus… falsa religione sacer); et, ironie!, alors que la forêt, qui chez Ovide entoure la région où se trouve le lac, est désormais inaccessible aux chevaux (Ov. fast. 3,265, unde nemus nullis illud aditur equis), l’église même du couvent va être profanée par deux chevaux venus… s’y accoupler! Cette action honteuse, vers laquelle le lecteur voyeur doit tourner les yeux, a la force d’évocation (enargeia, cf. v. 15-16, la répétition des déictiques Huc… huc… Haec) d’un tableau (v. 16, picta tabella), qui, sur le plan allégorique (cf. v. 17 et 19, Sicut… sic), décrit les abus des moines et de l’Église.
Bibliographie
Rohner, J. S., «Bellievre, excusas. Rudolf Gwalthers Reaktion auf Pomponne de Bellièvres Rechtfertigungsrede der Bartholomäusnacht», Zwingliana 46 (2019), p. 73-87.
Stotz, P., «Dichterischer Gestaltungsdrang und biblische Botschaft. Zu den poemata sacra Rudolf Gwalthers (1519-1586)», dans La littérature latine des humanistes suisses au XVIe siècle, éd. D. Amherdt, Camenae 26 (2020), online, https://www.saprat.fr/wp-content/uploads/2023/02/camenae-26-9-stotz-relu.pdf.
Le sujet de ce poème satirique m’a été recommandé par le prof. Peter Stotz (†), à la mémoire duquel cette modeste contribution est dédiée. Pour l’étude de Stotz sur les poemata sacra de Gwalther, voir Stotz (2020).
Lors de cette célébration, les moines auraient prié pour que l’empereur Charles Quint puisse soumettre les sancti Domini (les «saints du Seigneur»), c’est-à-dire, selon Gwalther, les réformés. C’est précisément le 5 juillet 1546 que l’empereur accorda les regalia à l’abbé et au monastère. Voir R. Henggeler, Professbuch der fürstl. Benediktinerabteil U.L. Frau zu Einsiedeln. Festausgabe zum tausendjährigen Bestand des Klosters, Zug, Selbstverlag des Stiftes, 1934, p. 107.
Babylone la prostituée apparaît souvent comme une allégorie biblique qui incarne l’adversaire du royaume du Christ. Elle désigne ici la Rome papale et ses bulles d’excommunication.
Il s’agit peut-être déjà d’une allusion au concile de Trente, dont la première session eut lieu de 1545 à 1547.
Comme l’abbaye d’Einsiedeln était un monastère impérial, l’abbé était un prince du Saint-Empire romain germanique et l’empereur était donc son suzerain.
Voir H. Bullinger, Briefwechsel (HBBW), vol. 17, éd. R. Bodenmann et alii, Zurich, Theologischer Verlag, 2015, no 2529 (p. 288-291) et no 2548 (p. 340-348).
Nous traduisons. Voir Kaiser, J. (éd.), Amtliche Sammlung der ältern Eidgenössischen Abschiede (EA), vol. IV/1d, Lucerne, Meyer, 1882, p. 654 h (indiqué par erreur p. 654 g dans l’édition de Bullinger, voir HBBW, vol. 17, no 2529 (p. 291)).
- A. Sebastus, Pasquillus proscriptus, in Germania exulans, Bâle, s. n., 1546; sur cet ouvrage, voir supra; il figure à l’Index sous le titre «Pasquillus proscriptus a Tridentino Concilio». Voir p. ex. Index librorum prohibitorum sanctissimi domini nostri Gregorii XVI pontificis maximi iussu editus, Rome, ex typographia reverendae Camerae Apostolicae, 1835, p. 278.