La bucolique funèbre Orion
Johannes Fabricius Montanus
Introduction: David Amherdt (Deutsche Übersetzung: Clemens Schlip). Version: 09.04.2024.
Date de composition: terminus a quo: 1548, date du décès de Katharina Stutz.
Éditions: Poemata, Zurich, Gessner, 1556, p. 17-21; A. Periander, Horti tres Amoris amoenissimi praestantissimorum poetarum nostri seculi, flosculis et plantulis odoriferis. Hortus Amorum secundus floribus illustrium Germanorum poetarum consitus, Francfort-sur-le-Main, Lechler, 1567, fol. 232vo-234vo; Delitiae poetarum Germanorum huius superiorisque aevi illustrium, t. 3, éd. J. Gruterus, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1612, p. 101-104; Amherdt (2007), p. 31-33; Amherdt (2018), p. 98-109 (avec étude et traduction française).
Mètre: hexamètres dactyliques.
C’est son épouse et lui-même que Montanus convoque dans Orion. Threne (v. 1) est son épouse, Katharina Stutz (leur mariage date de l’automne 1547): le prénom Threne, à l’instar de «Thrina», est un diminutif de Katharina, en même temps qu’il rappelle fort à propos le grec θρῆνος («chant de deuil»). Le terme Orion (de l’adjectif ὄρειος, «de la montagne») n’est autre que la version grecque de Montanus.
Ce poème appartient au genre de l’églogue funèbre matrimoniale, qui apparaît à la Renaissance et qui met en scène des époux dans un cadre bucolique. Les grands thèmes de l’amour matrimonial, chers à Montanus (vie simple, bonheur auprès de l’épouse, qui remplace la maîtresse ou l’amant des poèmes antiques), sont ainsi mêlés aux grands thèmes bucoliques: berger qui se lamente; amour brûlant et irrépressible; absence de l’aimé(e) qui rend toutes choses amères; évocation des activités pastorales, etc.
Le modèle principal est Virgile: Orion fourmille d’emprunts textuels et thématiques à l’auteur des Bucoliques. On rapprochera le début du poème, en particulier le deuxième vers, de la deuxième bucolique de Virgile, à laquelle Montanus emprunte en outre la structure générale d’Orion. Au début de son poème, Virgile explique que le berger Corydon, brûlant sans espoir pour le bel Alexis, jette aux monts et aux bois (montibus et silvis) de vaines et ardentes plaintes; le reste du texte est consacré aux lamentations de Corydon. De même, dans notre églogue Montanus commence par expliquer (v. 1-5, premier extrait) qu’Orion, en proie au chagrin causé par la mort de sa bien-aimée, s’adresse aux forêts et aux montagnes (v. 2, sylvae et montes), avant de se tourner vers les eaux de la Sihl; le reste du poème est consacré aux lamentations d’Orion (v. 5-99). Montanus fait en outre des emprunts aux Géorgiques et à l’Énéide de Virgile, ainsi qu’aux Métamorphoses et aux Héroïdes d’Ovide; c’est surtout sur ce dernier qu’il s’appuie pour développer la thématique de l’amour, présente tout au long du poème. Les auteurs bucoliques de la Renaissance sont aussi présents, en particulier Baldassare Castiglione et Andrea Navagero. On constate enfin une forte parenté thématique entre notre poème et une églogue de Pontano sur la mort de son épouse, sans que l’on puisse toutefois affirmer que Montanus connaissait ce texte.
Montanus transforme donc la bucolique traditionnelle en bucolique matrimoniale, mais imprime une atmosphère païenne au poème, qui demeure ainsi dans les limites du genre. C’est ainsi qu’Orion n’adresse pas ses plaintes au Dieu chrétien, mais aux divinités des eaux. Toute allusion à la foi dans une vie après la mort est absente des lamentations du berger et, au v. 38, Orion, s’adressant à la défunte Threne, s’écrie tristement: «Un sommeil éternel a-t-il enseveli ton regard?» (Et tua perpetuus sepelivit lumina somnus?). Notons enfin que le ton du poème est plutôt pessimiste: Montanus souffre de l’absence de son aimée et souhaite mourir afin d’être délivré de sa douleur.
La structure du poème, dont nous ne proposons ici que quelques extraits, est la suivante. Le berger Orion adresse aux eaux de la Sihl (v. 4 et v. 101) de tristes lamentations: sa bien-aimée, Threne, est morte (v. 1-15). Alors qu’autour de lui la nature s’est recouverte de végétation et offre ses frais ombrages, Orion brûle d’amour pour Threne (v. 16-23). Si seulement une potion pouvait lui faire oublier son amour (v. 24-32)! Mais l’amour ne se guérit pas au moyen des herbes; jamais plus il ne verra sa bien-aimée (v. 33-42). Il se souvient: il a vu cette bergère et en est tombé amoureux; elle n’a pas hésité à partager sa pauvre vie; mais maintenant, tout n’est que larmes (v. 43-63). Depuis que Threne est morte, tout lui est amer; même la nature a perdu sa beauté et pleure (v. 64-77). Le troupeau aussi est abandonné (v. 78-84). S’adressant aux brebis, Orion leur demande d’épargner l’herbe qui pousse sur le tombeau de Threne; lui-même est dégoûté de la vie et souhaite être enterré auprès de son amour (v. 85-99). La lamentation d’Orion est achevée; la Sihl en fait le récit à la Limmat, qui le rapporte au Rhin, qui le rapporte à l’Océan.
Il n’est pas inutile d’ajouter que les vers 24 à 37 du poème, qui ne sont pas reproduits ici, sont cités, avec quelques modifications, dans la célèbre tragédie élisabéthaine de Thomas Kyd The Spanish Tragedy (1592); le personnage principal de la pièce, Hieronimo, mêle à sa lamentation en anglais sur la mort de son fils Horatio les vers latins de la lamentation de Fabricius Montanus sur la mort de son épouse.
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Bibliographie
Amherdt, D., «L’églogue funèbre “Orion” de l’humaniste zurichois Johannes Fabricius Montanus. Le poème bucolique d’un pasteur protestant sur la mort de son épouse», Neulateinisches Jahrbuch 9 (2007), p. 5-36.
Fabricius Montanus, Poèmes latins. Introduction, édition, traduction et commentaire, éd. D. Amherdt, Bâle, Schwabe, 2018.