Théologie et littérature religieuse

Auteur(s): Clemens Schlip (traduction française: David Amherdt/Kevin Bovier). Version: 07.05.2025

L’époque de l’humanisme suisse est aussi l’époque de la Réforme et de la Réforme catholique. Le rayonnement international de la Réforme suisse fut considérable. On peut constater que, pour l’essentiel, tous les auteurs représentés sur ce Portail se sont intéressés de plus ou moins près aux questions théologiques et religieuses (la seule exception significative étant Simon Lemnius, manifestement indifférent à la religion). L’exemple des humanistes suisses montre donc bien qu’une assimilation de l’humanisme et de la sécularisation selon le «mythe de la Renaissance» de Jacob Burckhardt est une fausse piste. Les liens entre l’humanisme et la Réforme – ou plus fondamentalement encore entre l’humanisme et le christianisme – sont depuis longtemps des thèmes de recherche abondamment étudiés, tout comme la nature et le caractère spécifique de la Réforme suisse, son attitude à l’égard de la Réforme de Luther ou les efforts des réformés suisses pour arriver à une certaine unité entre eux. Les humanistes suisses réunis sur ce portail allient fréquemment leurs intérêts humanistes à leur engagement théologique ou pastoral; il s’agit certainement là d’une caractéristique de l’humanisme suisse. Ulrich Zwingli et Joachim Vadian ont même fait partie des grands protagonistes du mouvement réformé (le zwinglianisme ayant même eu un rayonnement international). Parmi les humanistes éminents de cette génération, seule une minorité est restée fidèle à l’ancienne Église: Heinrich Glaréan en est le principal et meilleur exemple. L’université de Bâle, la seule de la Confédération, passa à la Réforme (même si on y restait en principe ouvert aux étudiants catholiques); à Zurich, Berne, Lausanne et ailleurs, des académies de type universitaire furent fondées, qui servaient en premier lieu à former la relève des prédicateurs réformés et qui, à cette fin, intégraient des contenus de formation humanistes. En revanche, l’enseignement supérieur des cantons catholiques ne fut que très peu développé durant plusieurs décennies. Ce n’est qu’avec l’arrivée des jésuites que se développa, à partir de la fin du XVIe siècle, une activité scolaire compétitive qui donna naissance à une nouvelle génération d’intellectuels catholiques, comme Franz Guillimann.

Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que de nombreux auteurs présents sur ce Portail aient également composé des œuvres théologiques (comme des sermons), ou des textes des genres littéraires les plus divers dont le contenu est inspiré par le message chrétien ou par les querelles confessionnelles de l’époque. Il ressort de ces remarques préliminaires que les textes dont il va être question dans les lignes qui suivent doivent être aussi considérés du point de vue de leur contenu, même s’ils sont considérés ailleurs sur ce Portail sous l’angle de leur appartenance à un genre particulier (par exemple le théâtre ou l’élégie).

Le Portail propose des textes écrits dans le contexte de l’enseignement théologique et de la pratique pastorale, et qui leur sont destinés. En font naturellement partie, comme nous venons de l’évoquer, les sermons, tels les Sermonum Decades de Heinrich Bullinger (bien que certains de ces sermons, comme la prédication sur les sacrements que nous avons choisie, aient davantage le caractère d’un traité théologique). Les Notes sur les lectures évangéliques du jésuite Pierre Canisius, qu’il a rédigées à l’époque où il vivait à Fribourg pour favoriser la proclamation de la foi catholique, relèvent également de cette catégorie. Ces deux textes mettent aussi en lumière les controverses entre les confessions catholique et réformée; l’œuvre de Bullinger, dédiée à des personnalités anglaises de haut rang, rappelle le rayonnement international de la Réforme zurichoise; avec Canisius, on a affaire à un membre d’une communauté religieuse active au niveau international, qui contribuait à assurer le lien entre la Suisse catholique et l’Église catholique universelle. Un autre texte destiné à la prédication montre comment le dogme chrétien et les intérêts humanistes pouvaient entrer en conflit: un extrait de l’Expositio Christianae Fidei de Zwingli, dans lequel celui-ci se montre fermement convaincu que Dieu a accordé la béatitude éternelle à certaines grandes figures de l’Antiquité païenne; notre dossier sur ce texte contient en outre une réaction d’apaisement et deux réactions de rejet, qui montrent clairement son potentiel de provocation. Le De Providentia (Sur la Providence) de Johannes Fabricius Montanus traite, sous forme de dialogue (à l’instar d’un Cicéron, mais aussi d’un Augustin), d’un problème théologique fondamental et complexe. Le théologien zurichois Ludwig Lavater part également de réflexions théologiques dans son De spectris (Sur les fantômes), où il combat la croyance naïve aux fantômes tout comme la doctrine catholique du purgatoire, tout en présupposant que les fantômes existent réellement; l’aspiration visible à une présentation systématique de la démonologie disparaît cependant parfois derrière les exemples et les études de cas présentés avec un évident plaisir narratif.

L’époque n’était pas seulement marquée par des querelles internes au christianisme, mais aussi par la menace effrayante de l’Empire ottoman, c’est-à-dire d’une grande puissance islamique. L’érudit Theodor Bibliander a étudié dans le détail cette religion étrangère dans son écrit sur les Turcs, et surtout dans sa traduction du Coran, qui est accompagnée d’autres textes très intéressants. Des extraits de ces deux œuvres sont disponibles sur ce Portail dans le dossier intitulé «La confrontation de Theodor Bibliander avec l’Islam dans le contexte de la menace turque». Les nombreux pèlerins qui se rendaient en Terre sainte avaient un contact personnel avec le monde islamique. Tout en faisant le récit de leur arrivée et de leur départ, organisés par des armateurs vénitiens, et de leur visite soigneusement planifiée des lieux saints de la chrétienté en Terre sainte, il n’était pas rare qu’ils fassent part de leurs observations sur le pays et ses habitants. Le récit du Lucernois Jost von Meggen est un exemple remarquable de ce type de littérature de pèlerinage. Il faisait partie d’un petit groupe de pèlerins qui ne se limitait pas à la Terre Sainte, mais visitait également le monastère de Sainte-Catherine sur le mont Sinaï, ce qui impliquait un voyage en Égypte.

La traduction latine du Kappelerlied de Zwingli, qu’il faut probablement attribuer à Johannes Fabricius Montanus, occupe une place particulière. Même sous cette forme inhabituelle, le Kappelerlied se présente comme un témoignage émouvant des convictions religieuses réformées de Zwingli.

Les textes mentionnés jusqu’ici peuvent être considérés comme de la littérature théologique ou religieuse au sens strict, mais la littérature chrétienne présente sur ce Portail comprend également des discours et des poèmes, dont la forme extérieure présente des influences humanistes évidentes. La matière de ces œuvres repose sur deux sources: les légendes des saints et les Saintes Écritures. Le discours prononcé à l’Université de Vienne par Arbogast Strub en l’honneur de sainte Ursule et de ses compagnes, agrémenté d’intermèdes en vers, appartient encore clairement à l’époque précédant la Réforme. Il en va de même pour certains des poèmes de jeunesse de Heinrich Glaréan (poème sur la naissance de l’ordre des chartreux, ode à l’évêque saint Théodule), qui composa aussi une version en prose de la légende des saints zurichois Félix et Regula. Malgré le rejet par Zwingli du culte des reliques et des saints, ces derniers jouissaient également de l’estime des Zurichois réformés en ce qu’ils étaient témoins de la foi, comme le montre par exemple un extrait de l’épithalame composé par l’Allemand Johannes Altus, qui séjournait alors à Zurich, à l’occasion des noces de son ami Johannes Fabricius Montanus, où il traite en détail du martyre des deux saints. Les légendes de saints ont marqué bien plus fortement la production littéraire de la Suisse catholique. La «Comédie de saint Nicolas de Flüe» de Jakob Gretser est représentative de la renaissance spectaculaire du culte des saints par le biais du théâtre jésuite. Du côté réformé, en revanche, se développa le drame biblique, qui tirait sa matière tantôt de l’Ancien Testament (la comoedia sacra Nabal de Rudolf Gwalther), tantôt du Nouveau (le Philargirus de Heinrich Pantaleon). Avec sa Monomachie, sur le combat entre David et Goliath, Gwalther s’est également lancé dans le genre de l’épopée biblique. Ses poèmes sur les portraits des grands réformateurs zurichois, conçus comme des inscriptions et commandés par un protestant anglais, montrent clairement que la communauté réformée, tout en rejetant le culte des saints, honorait également la mémoire de ses grands hommes. Les Réformes genevoise et vaudoise sont représentées sur notre portail par le réformateur Théodore de Bèze avec son Cato Censorius christianus (une sorte de doctrine morale) en mètres variés et par Pierre Viret avec son centon tournant en dérision la messe catholique, un parfait exemple de polémique anticatholique.

L’élève fribourgeois des jésuites Franz Guillimann combine quant à lui des thèmes bibliques et des légendes de saints dans ses odes et ses hymnes autour du cycle liturgique de la fête de Noël (notre exemple, une ode pour la fête de Noël, appartient à la première catégorie, celle des odes). Avec lui, on se rapproche déjà de l’ère baroque du point de vue de l’atmosphère, tout comme avec les deux Valaisans Chrétien Franc l’Ancien et Jean Depraz, qui ont respectivement consacré un discours et un poème à saint Maurice et à sa légion thébaine en 1618. Le bénédictin saint-gallois Athanasius Gugger appartient sans conteste à la période baroque, avec ses nombreuses pièces de théâtre (principalement de caractère historique et hagiographique), que l’on peut lire aujourd’hui encore à Saint-Gall sous forme de manuscrits, et ses recueils de poèmes (Hymnes et Odes) consacrés aux saints et aux fêtes de l’année liturgique, que nous présentons en détail sur ce portail. Les paraphrases poétiques de l’hymne médiéval Omni die dic Mariae du chanoine Johannes Barzaeus de Schönenwerd respirent également la religiosité baroque.

La foi chrétienne en général et les questions théologiques en particulier ont marqué l’époque et sont donc très présentes dans les correspondances de l’époque. La première et la seconde lettre de consolation de Heinrich Glaréan à son ami Aegidius Tschudi à l’occasion du décès de sa femme sont l’expression d’un sentiment chrétien. Deux lettres de Joachim Vadian traitent de problèmes confessionnels concrets: la première, du mouvement anabaptiste (que Vadian rejette avec véhémence); la seconde exprime l’anticatholicisme du réformateur saint-gallois (le pape est pour lui l’Antéchrist). La lettre de Conrad Gessner au botaniste lyonnais Jacques Joseph Daléchamps, dans laquelle il tente de ramener dans la confession réformée cet homme qui s’est converti au catholicisme, reprend pour ainsi dire sur le plan privé les grandes questions théologiques de l’époque. Les convictions personnelles se reflètent aussi dans les écrits autobiographiques et biographiques de l’époque; citons par exemple le récit de Johannes Kessler sur la mort de Vadian, où le Saint-Gallois est présenté comme un chrétien réformé exemplaire, et ce jusqu’à sa mort. Qualifier globalement la littérature épistolaire et la biographie ou l’autobiographie de littérature religieuse reviendrait bien sûr à étendre cette notion à l’excès. Il est bien connu que les conflits religieux de l’époque donnèrent lieu à des affrontements lourds de conséquences (dans le contexte suisse, on peut penser en particulier aux guerres de Kappel) et, selon les majorités locales, les adeptes de la confession vaincue pouvaient se retrouver dans des conditions plus ou moins inconfortables (catholiques à Zurich, réformés à Schwytz, etc.). Même si, pour des raisons pratiques, la coexistence s’est finalement imposée dans les régions où régnait la parité confessionnelle et dans les bailliages communs (avec des exceptions comme le Tessin), l’idée de tolérance religieuse était fondamentalement étrangère à l’époque. Pour certains, comme l’ancien prêtre catholique Jodocus Molitor de Zoug, cela signifiait qu’ils devaient quitter leur patrie; dans l’un de ses poèmes, Molitor fait l’éloge, de manière codée, des protestants restés à Zoug et qui doivent vivre leur foi en secret. En raison d’un compromis adopté à la Diète fédérale de 1555, la centaine de protestants de Locarno qui ne voulaient pas revenir à la confession catholique durent également quitter leur patrie. Ils furent accueillis à Zurich. Taddeo Duno, l’un des exilés, rédigea plus tard un récit de ces événements empreint de la fierté de la foi réformée.

Les petits groupes religieux issus de la Réforme ou apparus en marge de celle-ci et rejetés tant par les catholiques que par les réformés furent particulièrement persécutés; il s’agit en premier lieu des anabaptistes, mentionnés plus haut, mais aussi des représentants des courants antitrinitaires.

Quelques décennies après la Réforme, certains érudits protestants avaient la pénible impression qu’une certaine torpeur intellectuelle s’était installée dans leurs Églises. L’aspiration à un renouvellement fondamental de la vie spirituelle qui en découlait trouva un exutoire, entre autres, dans la fiction imaginée par le théologien de Tübingen Johann Valentin Andreae et rendue publique en 1614 dans son ouvrage anonyme Fama Fraternitatis, à propos d’une «fraternité rosicrucienne» (Fraternitas Roseae Crucis) qui aurait trouvé son origine au Moyen-Âge et qui, après des siècles d’activités secrètes, aurait décidé de faire profiter le monde de ses trésors de sagesse et de ses connaissances de la nature. Nombreux furent ceux qui prirent cette fiction mystico-spirituelle pour une réalité, et la Fama Fraternitatis déclencha un flot de publications, favorables ou défavorables. Parmi elles, le poème Assertio Fraternitatis R. C. quam Roseae Crucis vocant de 1614, présenté sur ce portail, se présente comme une lettre d’un rosicrucien («B. M. I.») assurant que la fraternité existe bel et bien. Cet écrit, publié anonymement, est probablement l’œuvre de Raphael Egli, originaire de Zurich et connu comme théologien et alchimiste. Tout comme d’autres écrits rosicruciens de l’époque, il faut certainement le distinguer de la récupération ésotérique ultérieure de la notion de Rose-Croix, mais on peut se demander si cette récupération n’a pas pu trouver des points d’ancrage dans ces textes.

Outre la confession chrétienne sous ses diverses formes, le judaïsme était également présent sur le territoire suisse au début des temps modernes; la présence juive était toutefois très limitée, contrairement à ce qu’on observe dans d’autres parties du Saint Empire romain germanique. Dans la littérature néo-latine des humanistes suisses du XVIe siècle, qui fait l’objet de ce Portail, le judaïsme ne joue aucun rôle notable et ne sera donc pas traité ici.

 

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