Les Alpes

Auteur(s): Kevin Bovier (deutsche Übersetzung: Clemens Schlip). Version: 13.05.2025.

  1. Généralités
  2. Le début de l’intérêt pour les Alpes
  3. Des légendes aux sciences naturelles: l’exemple du Pilate
  4. L’esthétique de la montagne et la curiosité pour la nature
  5. La cartographie et la chorographie
  6. La première étude d’ensemble sur les Alpes
  7. Les Alpes, frontière et rempart de la Suisse

 

1. Généralités

Dès le XVIe siècle, les montagnes suscitèrent un intérêt sans précédent auprès des élites lettrées. Leurs verticalités et leurs ressources, visibles ou cachées, semblèrent produire un certain magnétisme sur les hommes de science, les voyageurs et les poètes, qui se déplacèrent, parfois jusqu’en leur cœur, pour les parcourir, les explorer et les ressentir par eux-mêmes.

Comme l’ont montré de récentes recherches, l’enthousiasme pour la montagne ne commence pas au XVIIIe siècle, où il devient une véritable mode, mais résulte d’un processus culturel qui a duré plusieurs siècles. Chez les Grecs et les Romains, la montagne est avant tout un lieu de cultes et de fêtes religieuses, comme celles des Lykaia sur le mont Lycée en Arcadie. Dans le cas des Alpes, on peut songer au culte du dieu Poeninus (puis Jupiter Poeninus), qui a laissé des traces archéologiques au col du Grand-Saint-Bernard. Il a récemment été démontré que les auteurs antiques ne considèrent pas toujours la montagne comme un lieu terrifiant, comme on l’a longtemps répété, mais parfois aussi comme un endroit fascinant, ou du moins «cryptique, énigmatique, difficile à déchiffrer, et charismatique précisément pour cette raison». Dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge, certaines montagnes accueillent des pèlerins et des ascètes. En témoigne le récit d’Égérie, qui dans les années 380 effectue un pèlerinage en Terre Sainte et gravit le Sinaï et le Nébo. Une vingtaine d’années auparavant, Basile de Césarée, dans une lettre à Grégoire de Nazianze, fait l’éloge de la montagne comme lieu idéal de la vie ascétique, mais son correspondant n’est guère convaincu et insiste quant à lui sur le caractère inhospitalier des sommets. Quant au récit de Pétrarque (1304-1374) sur son ascension du mont Ventoux, parfois abusivement considéré comme l’acte de naissance de l’alpinisme, il est loin d’être complètement positif à l’égard du milieu montagneux et est encore fortement influencé par les modèles antiques (notamment Tite-Live).

Cependant, dans la Suisse du XVIe siècle, parallèlement à la méfiance traditionnelle envers la montagne, se fait jour une vision plus positive, qui prend peut-être ses racines dans la Bible: le rôle des monts comme le Sinaï y est crucial, de sorte que, par extension, toutes les montagnes peuvent paraître bénéficier de la faveur divine. Tant chez les catholiques que chez les protestants, la vue des montagnes permet aux auteurs d’évoquer celui qui les a créées. En effet, à partir des années 1530, mais surtout dans les années 1540-1550 et jusque dans les années 1570, de nombreux humanistes suisses chantent les beautés de la montagne et de sa flore. À côté des considérations esthétiques et théologiques sur la présence de Dieu dans la nature, on trouve aussi chez ces humanistes une mise en valeur territoriale et politique de la montagne; les succès militaires des Suisses, peuple montagnard vertueux et amoureux de la liberté, sont expliqués par leur esprit guerrier nourri par la dureté du paysage qui les entoure.

Il faut toutefois nuancer ce tableau en précisant que l’expérience de la montagne reste globalement peu agréable, notamment pour les voyageurs qui doivent traverser les Alpes. En effet, que l’on se déplace pour un pèlerinage, des études, une mission diplomatique ou encore une campagne militaire, la montagne est souvent vue comme un obstacle. Les voyageurs cultivés illustrent parfois leur expérience désagréable en se référant aux passages des auteurs antiques mentionnés auparavant. Par contraste, les excursions plus courtes et locales, entreprises volontairement, gagnent en popularité. De ce fait, ce sont surtout les montagnes proches des villes qui attiraient les promeneurs, par exemple le Stockhorn et le Niesen pour Berne, le Pilate pour Lucerne et l’Uetliberg pour Zurich. Ceux qui se rendaient en montagne étaient souvent des groupes de gens éduqués, entraînés et équipés, qui randonnaient avec un état d’esprit enthousiaste, voire festif.

 

2. Le début de l’intérêt pour les Alpes

Si Albert de Bonstetten (vers 1442/1443-1504) est le premier à donner un rôle important aux Alpes dans sa description de la Suisse (1479), c’est bien l’œuvre d'Henri Glaréan qui marqua le début de l’intérêt pour ce massif chez les humanistes suisses. Même s’il n’a pas écrit spécifiquement sur la montagne, Glaréan en parle à plusieurs reprises dans ses œuvres. En particulier, il est le premier, dans son Helvetiae Descriptio, à identifier les Alpes comme le territoire de la Confédération et à définir les Suisses comme un peuple alpin vertueux: il affirme que les Alpes, paradis terrestre et réserve d’eau, sont vitales pour l’Europe, et que l’amour de la liberté et l’esprit guerrier des Suisses leur viennent du voisinage des montagnes. En outre, Glaréan parle avec enthousiasme de la montagne dans le poème décrivant le voyage qu’il a entrepris dans sa patrie en 1511: arrivé à Glaris, il ne peut s’empêcher d’escalader la montagne, tel un berger (comme un Tityre, écrit-il), admirant le paysage et les sources (plus abondantes que celles de l’Hélicon), et buvant du lait. Enfin, dans le poème épique sur la bataille de Näfels à la gloire des rudes Confédérés montagnards, il se plaît, dans les premiers vers, à décrire le sublime paysage des Alpes glaronnaises qui sera le théâtre du conflit et qui rivalise avec le Pinde, le Caucase et l’Olympe! L’idée de pays alpin qui germe chez Glaréan deviendra un élément essentiel de la formation de l’identité suisse jusqu’à aujourd’hui.

 

3. Des légendes aux sciences naturelles: l’exemple du Pilate

L’identification des Alpes avec la Suisse n’allait pourtant pas de soi en raison de la réputation peu flatteuse du milieu montagneux dont on a parlé plus haut. Au Moyen Âge, certains lieux étaient même réputés abriter des démons. C’était par exemple le cas, dès le XIVe siècle, du mont Pilate, et plus précisément de son lac, où était censée reposer la dépouille du gouverneur romain Ponce Pilate. Son âme hantait donc les lieux, et quiconque en perturbait la tranquillité risquait de déclencher une tempête qui s’abattrait sur la vallée de Lucerne en contrebas. Cela n’empêcha pas le moine de Zurich Niklaus Bruder (†1417) et cinq autres ecclésiastiques de braver l’interdit religieux en faisant l’ascension du Pilate, en 1387 déjà. Le chanoine Felix Hemmerli fit de même en 1422. Bien plus tard, en 1518, un groupe d’humanistes suisses emmené par le Saint-Gallois Joachim Vadian se rendit également sur le Pilate. Vadian raconte cette excursion dans son commentaire à Pomponius Mela. Dans son récit, Vadian ne remet pas en cause le caractère divin du lieu, mais manifeste en revanche un certain scepticisme à l’égard des superstitions qui y sont attachées. La description des lieux proprement dite prend peu de place dans son récit, mais semble répondre aux principes édictés par l’auteur dans sa préface intitulée Rudimentaria in Gaeographiam catechesis. Vadian y distingue les termes de gaeographia, cosmographia, topographia, topothesia et chorographia, qu’il juge trop souvent confondus par les auteurs. À la géographie, qui implique une vue d’ensemble, il oppose la chorographie, qu’il définit comme «la description individuelle de lieux qui ont été vus en détail, comme s’ils étaient distincts de tout le reste, à la manière d’une peinture». Or cet attachement à un élément du paysage en particulier correspond à sa manière de décrire le mont Pilate.

Quelque trente ans plus tard, Conrad Gessner participe à son tour à une excursion sur le Pilate et fait réimprimer le passage de Vadian à la suite de sa Descriptio Montis Fracti. Pour sa part, il ne prête guère foi aux légendes qui entourent le lieu, les qualifiant de «superstitions et de fausses croyances» (superstitiones ac falsas persuasiones). Gessner suit la voie «chorographique» empruntée par Vadian, mais accorde davantage d’importance à l’esthétique de l’endroit et à son intérêt scientifique. Cela s’explique peut-être par le fait que leurs écrits sont de natures différentes: Vadian rédige un commentaire sur un auteur antique, de sorte que le passage sur le Pilate est une digression à partir du texte ancien; Gessner, quant à lui, compose un véritable traité sur la montagne (Descriptiochorographica), ce qui explique peut-être pourquoi il s’arrête davantage sur les aspects scientifiques. Tous deux s’intéressent aux sciences naturelles, mais les trente ans qui séparent leurs textes ont vu un accroissement des connaissances sur le milieu alpin avec la publication de plusieurs œuvres importantes, dont celles de Gessner lui-même. Après Vadian et Gessner, d’autres curieux graviront le Pilate, comme Felix Platter en 1580 et Johannes Müller en 1585.

 

4. L’esthétique de la montagne et la curiosité pour la nature

Chronologiquement placé entre le commentaire de Vadian et la Descriptio de Gessner, figure le Stockhornias de Johannes Rhellicanus (Jean Müller, de Rellikon, dans le canton de Zurich), publié pour la première fois en 1537; il fut également repris par Gessner dans son ouvrage de 1555. Il s’agit cette fois d’un poème de 130 hexamètres dactyliques relatant l’ascension du Stockhorn, un sommet des Alpes bernoises que Rhellicanus a gravi en 1536 dans le but d’herboriser. L’une des caractéristiques les plus frappantes du poème est la description de la vue depuis le sommet, présentée à la manière d’une peinture. Cette attention portée à l’esthétique du paysage deviendra une particularité de l’attitude humaniste envers la montagne. Elle est par exemple aussi présente dans l’épître dédicatoire du traité de Gessner sur le lait et les produits laitiers (Libellus de lacte), paru en 1541. Gessner y fait part à Jakob Vogel de son admiration pour les beautés de la montagne – on appelle du reste communément ce texte «Lettre sur l’admiration pour la montagne» (Epistola de admiratione montium); il y affirme notamment qu’on reconnaît le grand architecte, Dieu, à travers sa création, prenant ainsi le contrepied de la vision antique de la montagne, considérée comme un locus inamoenus. De manière similaire, un peu plus tard, Thomas Schöpf voit un signe divin dans le fait que les hommes puissent habiter dans des lieux aussi inhospitaliers que des crêtes montagneuses. Pour en revenir à Gessner, Barton souligne que le naturaliste zurichois voit la montagne comme un objet esthétique à part entière; chez lui, il n’est pas seulement question d’observer depuis la montagne, mais aussi d’observer la montagne elle-même et ce qui s’y trouve. Dans son traité sur le Pilate, Gessner explique que les cinq sens de l’homme y sont comblés et illustre cela par des exemples. Ce passage traduit une nouvelle réaction émotionnelle envers la montagne, qui se développe à cette époque: les excursions sont alors vécues comme une expérience intégrale.

Ce lieu divin recèle du reste des curiosités botaniques et zoologiques qui attirent les humanistes comme Gessner. Les travaux philologiques consacrés aux ouvrages scientifiques des anciens (par exemple à l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien) ont en effet montré que de nombreuses plantes leur étaient inconnues. Les botanistes organisent alors des excursions en montagne, où la flore était particulièrement riche et diversifiée, pour herboriser. L’étude de la faune alpine n’est pas en reste, comme on le voit avec les travaux zoologiques de Gessner et de Johannes Fabricius Montanus. L’expérience du terrain vient ainsi enrichir considérablement la connaissance acquise grâce aux livres. L’association entre les Alpes et la botanique est importante pour expliquer le changement d’attitude envers la montagne à cette époque. Les naturalistes qui se rendent sur place développent en effet leur sensibilité esthétique envers ce milieu.

Ce sont aussi des motivations botaniques qui poussent Fabricius Montanus à réaliser l’ascension du Calanda, dans les Grisons, en 1559. À la suite de cette excursion, il écrit à Conrad Gessner une lettre énumérant les plantes qui poussent sur cette montagne. Cette lettre fut publiée en 1561 à la suite de la description du Stockhorn et du Niesen par Aretius dont il a été question plus haut. Peu après, dans son De providentia (1563), Montanus fait l’éloge de la randonnée en montagne et de la beauté du paysage. Les extraits d’un Hexameron compris dans ce traité témoignent aussi de l’admiration du poète pour la faune et la flore alpestres. Ses excursions lui offraient l’occasion de recueillir fleurs et semences pour Gessner, avec lequel il eut une importante correspondance botanique. Enfin, Montanus inclut dans ses Poemata (1556) un poème d’un de ses élèves, Théodore Collinus/Ambühl, décrivant une excursion scolaire menée par Montanus lui-même sur l’Uetliberg, l’éminence qui domine la ville de Zurich: le jeune Théodore, âgé de 16 ans, y fait part de son admiration pour les beautés de la nature.

 

5. La cartographie et la chorographie

Au fur et à mesure des explorations en montagne, la curiosité scientifique, déjà mentionnée ci-dessus au sujet des plantes et des animaux, se développe et fait évoluer certaines disciplines comme la géographie et la cartographie. Les montagnes servent dans ce cas de points de repère sur la carte ou de lieux de surveillance du territoire. Les anciens considéraient déjà la montagne comme une barrière ou une frontière naturelle, mais dans la perspective d’une distinction entre lieux civilisés et nature sauvage. Au XVIe siècle se développe l’intérêt pour ces régions, moins bien connues que le reste du territoire, mais dont la haute altitude permet d’embrasser du regard une grande partie des terres environnantes.

Le lien entre l’observation et la description d’une région est illustré chez Benedikt Marti, dit Aretius (1522-1574). En 1561, celui-ci publie la description en prose d’une excursion botanique sur le Stockhorn et le Niesen. Il effectua l’ascension de ces montagnes en 1558, parla à Gessner des plantes qu’il y avait vues et fit publier son texte à Zurich. Aretius, qui manifeste son exaltation pour la montagne, la décrit aussi avec une grande précision scientifique et une volonté de mettre en valeur le territoire de l’Oberland bernois. L’observation d’un paysage est en effet aussi importante pour en saisir tous les détails que pour en apprécier le charme; un point de vue que partageait Gessner.

Comme le souligne Korenjak, la Confédération était probablement le pays de cette taille le mieux cartographié de l’époque, en particulier le canton de Berne. Un groupe réuni autour de Thomas Schöpf (1520-1577) réalise par exemple, au milieu des années 1570, une carte de la région de Berne et l’accompagne d’une description géographique. Sur cette carte figure pour la première fois les plus hauts sommets de l’Oberland (Eiger, Schreckhorn, Jungfrau). Berne est alors en pleine expansion et ce type de travail érudit participe pleinement à la vision politique des élites bernoises, auxquelles l’œuvre de Schöpf s’adressait tout particulièrement.

L’inspirateur de ces travaux fut peut-être Aegidius Tschudi, qui avait inséré une carte de la Suisse dans son Alpisch Rhetia parue à Bâle en 1538; Glaréan en fait mention dans une lettre à Tschudi que nous publions. Tschudi est aussi celui qui théorise la continuité entre les Helvètes (qu’il considère comme des Gaulois parlant une langue germanique) et les Confédérés. Pour les Grisons, il faut encore citer l’œuvre de Durich Chiampell, la Raetiae alpestris topographica descriptio (1573), qui est cependant restée inédite jusqu’au XIXe siècle.

 

6. La première étude d’ensemble sur les Alpes

En 1574, le Zurichois Josias Simler publie une description géographique et culturelle du Valais, accompagnée d’une étude sur les Alpes. Ce second texte, fondamental pour l’histoire de la région alpine, aborde tous les aspects propres à un tel territoire, qu’ils soient géographiques, ethnographiques, économiques ou botaniques. Comme son compatriote Gessner, Simler applique une méthode mêlant références aux sources antiques et témoignages contemporains; son expérience personnelle de la montagne était en revanche plus limitée que celle de Gessner, car il souffrait de la goutte et ne pouvait donc pas se rendre sur place. Malgré cela, ses réflexions sur le milieu alpin sont lucides: il affirme par exemple que les personnes peu accoutumées à la montagne ont tendance à en sous-estimer la hauteur et la déclivité. Il relève également, dans sa préface, à quel point l’apparence du relief alpin frappe les étrangers, alors que les locaux n’y prennent plus garde. Enfin, il met en valeur la connaissance des lieux acquise par les montagnards, qui leur permet d’avertir les voyageurs des dangers de la montagne.

Dans ce même ouvrage, à la suite des œuvres de Simler, figure le traité de l’apothicaire haut-valaisan Kaspar Ambühl, dit Collinus (1520-1560/1). Dans ce texte daté de la fin des années 1550, Collinus aborde un aspect alpin jusque-là peu traité par les humanistes suisses: les eaux thermales. En mêlant merveilleux, histoire et observation scientifique, il décrit non seulement la nature sauvage de ces lieux et les légendes qui les entourent, mais aussi les vertus curatives, réelles ou supposées, des bains thermaux. Bien que son traité soit de taille modeste par rapport aux contributions de Gessner ou de Simler, sa manière d’aborder le sujet implique des connaissances dans plusieurs domaines; or cette polymathia («vaste savoir») semble bien être une caractéristique essentielle de l’approche humaniste de la montagne dans la Suisse du XVIe siècle.

On peut relever qu’à cette époque, le discours sur les Alpes émane surtout des villes réformées, en particulier de Zurich, et que les cantons montagnards catholiques ne s’y associent guère. Ce constat peut nous sembler paradoxal, mais on peut l’expliquer par le fait que, comme nous venons de le voir avec Simler, les montagnards sont accoutumés à leur environnement et n’y prêtent donc guère attention, sinon pour se prémunir des dangers et assurer leur subsistance.

 

7. Les Alpes, frontière et rempart de la Suisse

Certains spécialistes parlent d’une stagnation ou d’un recul de l’intérêt pour les Alpes au XVIIe siècle; d’autres nuancent ce constat. En Suisse, il y a effectivement moins d’œuvres spécifiquement consacrées à la montagne, mais celle-ci ne disparaît pas pour autant du paysage littéraire. On peut songer aux récits de voyage dans les régions montagneuses de Suisse, qui continuent d’être diffusés après le XVIe siècle.

Une facette des Alpes en particulier est mise en avant dans les textes du XVIIe siècle: leur rôle de barrière et de frontière naturelle, qui apparaît également chez les cartographes tels que Mathäus Merian. Les gravures de sa Topographia Helvetiae, Rhaetiae et Valesiae (1642) font d’ailleurs la part belle aux reliefs alpins. Dans un dialogue en allemand de 14'250 vers entre le Niesen et le Stockhorn, le pasteur bernois Hans Rudolf Rebmann qualifie les Alpes de «mur d’enceinte» (Ringmawr) du territoire suisse. Bien que ce texte ne soit pas écrit en latin, l’esprit humaniste y est bien présent, puisque l’auteur évoque la traversée des Alpes par Hannibal et reprend l’affirmation de Cicéron selon laquelle les dieux ont fait des sommets alpins un rempart pour l’Italie. Le chroniqueur grison Fortunat Sprecher von Bernegg prétend lui aussi, au début de son récit en latin sur les Troubles des Grisons, que le territoire alpin occupé par les Rhètes (considérés comme les ancêtres des Grisons) est entouré de «fortifications construites par la main de Dieu, et non par celle de l’homme».

Ces aspects se retrouvent chez les auteurs étrangers qui écrivent sur la Suisse. Marc Lescarbot, avocat picard qui accompagne l’ambassadeur français en Suisse entre 1612 et 1614, débute son Tableau de la Suisse en associant étroitement ce pays et ses montagnes:

Peintre, ores [= maintenant] que je suis sur la haute montagne

Qui conduit d’un long trait la Gaule en Allemagne,

Pein moy sur ce Tableau tout ce que de mes yeux

Je contemple d’icy, et d’un art studieux

Tire moy le pourtrait de ce grand païsage

Que le Ciel a donné aux Suisses en partage,

Non qu’ils soyent possesseurs de cecy seulement,

Mais c’est de leur terroir [= territoire] le plus bel ornement,

Lequel est limité par ces Alpes cornues

Que tu vois d’un long rang s’élever sur les nues [...].

Étant devenues un élément représentatif de la Suisse, les Alpes sont valorisées par les auteurs locaux, qui battent en brèche les idées reçues sur la stérilité de la montagne et montrent au contraire leurs richesses naturelles. C’est ce que fait le pasteur de Lausanne Jean-Baptiste Plantin dans un chapitre de son Helvetia antiqua et nova intitulé De Alpibus admirandis, où il s’appuie en grande partie sur les travaux de ses prédécesseurs du XVIe siècle, en particulier Johannes Stumpf et Josias Simler.

Parmi les richesses naturelles des Alpes figurent aussi les eaux thermales, que nous avons mentionnées plus haut à propos du traité de Kaspar Ambühl et qui sont également à l’honneur dans le Nymphaeum Beatissimae Virginis Mariae Fabariensis (1631) d’Augustin Stöcklin, qui traite des sources d’eau chaude de Pfäfers. Inspiré de certaines œuvres de Juste Lipse pour sa structure et son organisation, et reposant sur des écrits de médecins en allemand, ce texte est consacré à l’histoire des bains de Pfäfers. L’auteur tente d’allier observation scientifique et interprétation théologique. Comme Ambühl, il souligne les bienfaits des eaux thermales et blâme les mauvais comportements dans les bains.

Un changement de paradigme intervient à la fin du siècle avec les écrits de Johann Jacob Wagner et Johann Jacob Scheuchzer, qui portent aux Alpes un intérêt «scientifique» dans un sens plus moderne du terme, à la suite de la révolution du même nom incarnée notamment par René Descartes. La montagne est désormais considérée comme un laboratoire naturel permettant de vérifier des thèses scientifiques. C’est en outre l’époque où sont fondées des sociétés diffusant les idées des Lumières, telles que le Collegium insulanum à Zurich. Mais ce développement nous amène déjà hors de la période humaniste.

 

Bibliographie

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