Biographie et autobiographie

Auteur(s): David Amherdt (deutsche Übersetzung: Clemens Schlip). Version: 10.02.2023.

  1. La biographie
  2. L'autobiographie

 

1. La biographie

Introduction

Le terme «biographie» pour désigner le genre biographique n’apparaît qu’à la fin du XVIIe siècle. Le genre biographique lui-même est très instable, marqué par l’abondance et la flexibilité des formes littéraires qui le composent. En fait, la biographie, qui s’est développée à l’ombre de l’histoire, de laquelle elle ne s’est jamais vraiment séparée, ne devint jamais véritablement un genre indépendant; dans beaucoup de vitae, du reste, histoire et biographie sont mêlées. On trouve certes des textes clairement «biographiques», intitulés par exemple Vitae ou Narrationes, mais la vie des grands hommes est aussi présentée dans des discours (orationes), en particulier funèbres, des commentarii de vita…, des exercices oratoires (declamationes), des lettres, des préfaces, des journaux de voyage, des recueils de brèves notices biographiques ou de vies de personnages illustres, et même des dialogues à la manière des Colloquia d’Érasme. Elles ne paraissent pas toutes, tant s’en faut, sous forme de publications indépendantes et sont de longueurs très diverses, de quelques dizaines de lignes à plusieurs dizaines, voire centaines de pages.

Ces vies sont influencées par les règles de l’éloge (encomium), de la rhétorique épidictique (genre démonstratif ou encomiastique). Les informations sur la personne sont réparties en plusieurs catégories: patrie, famille et naissance, ingenium (qualités naturelles, dispositions intellectuelles), éducation, études, enseignements et opinions, autres faits et événements, distinctions obtenues, mort, réputation post mortem. La construction et les techniques littéraires de ces textes reflètent toutefois une grande flexibilité et une grande variété. Les auteurs, qui ne s’expriment jamais sur leur méthode, se montrent également éclectiques dans le choix des modèles antiques, en particulier Plutarque et Suétone, mais aussi Xénophon, Libanios, Diogène Laërce, Cornelius Nepos, Tacite, l’Histoire Auguste, ainsi que les biographies chrétiennes (Évangiles, vies de saints, etc.). Enfin, la chronologie n’est pas nécessairement respectée et le texte ne comporte généralement que peu de dates.

Il faut souligner l’extrême richesse et variété des biographies de la Renaissance. La plupart de ces textes sont des vies de personnages de l’époque, bien que l’on trouve aussi des vies d’anciens héros et de saints. À côté des papes, des hommes d’Église et des grands de ce monde apparaît une nouvelle catégorie de personnages: artistes, savants, laïcs, femmes éduquées, réformateurs. En particulier, tous les grands humanistes et réformateurs ont leur biographie.

Ces biographies, en particulier celles des humanistes et des réformateurs, ont d’évidentes visées morales et intellectuelles: il s’agit en particulier d’offrir au lecteur, notamment aux jeunes gens, des exemples de vertus et d’ingenia humains éminents. Alors qu’au Moyen Âge on insistait sur la piété et la religion, à la Renaissance l’ingenium, la culture classique, bref l’idéal humaniste est au centre des biographies, qui constituent souvent une véritable vitrine de la culture humaniste. Et de fait, la biographie est un moyen privilégié de promotion de l’idéal humaniste, incarné par des savants, philosophes, poètes, qui défendent les studia humanitatis. Elle va d’ailleurs souvent de pair avec l’éloge d’une nation, par exemple la nation germanique, qui est le point d’arrivée à la fois d’une translatio imperii («transfert de la puissance») et d’une translatio studii («transfert de la culture»), le point de départ étant Rome ou l’Italie, à qui le Nord n’a plus rien à envier!

 

L’exemple de Zurich

La biographie a de tout temps eu pour but de donner les grands hommes en exemple à la postérité, que ce soit des rois, des généraux, des écrivains, des saints. Il en va de même à la Renaissance. Nous prendrons ici comme exemple les biographies de réformateurs zurichois. De par leur nombre et leur unité, elles permettent de se faire une idée globale du genre. Si l’on trouve des «biographies» proprement dites (des Vitae, des Narrationes, en particulier celles de Simler), ces vies peuvent aussi figurer dans des lettres (vie de Zwingli par Myconius), dans des discours à l’occasion de la mort d’un personnage (vie de Pellican par Montanus), dans un dialogue érasmien (deuxième vie de Zwingli par Myconius) ou simplement sous forme de notice (vie de Pellican dans la Bibliotheca universalis de Gessner).

Dans les premières décennies de la Réforme, le but de ces textes est, évidemment, d’illustrer et d’asseoir le nouveau mouvement religieux en présentant des personnalités exemplaires tant dans le domaine religieux que dans le domaine des lettres et de la culture.

La vie de Zwingli par Oswald Myconius (1536) est la première biographie de Zwingli. Composée à la fin de l’année 1531 ou au début de l’année 1532, quelques mois après la mort du réformateur, le 11 octobre 1531, elle est adressée sous forme de lettre au Lucernois protestant Ludwig Carinus (1496-1569), à l’instigation duquel Myconius a entrepris la rédaction de la vita. L’autographe de l’œuvre est perdu; sa première édition remonte à 1536. Myconius affirme écrire cette vie pour exprimer sa reconnaissance envers Zwingli. Il présente surtout le réformateur comme un humaniste épris de savoir, amoureux des langues anciennes et de l’éloquence, comme un doctissimus theologus attaché à l’Écriture et comme un fortissimus heros, un héros et un combattant de la vérité divine, poursuivi par la haine de ses adversaires. La vita est aussi une tentative de réponse aux critiques de ses détracteurs. Mais comme le souligne bien Rüsch, on chercherait en vain dans ce texte une présentation objective de sa personne et de ses adversaires: ceux-ci sont systématiquement dénigrés, tandis que Zwingli est généralement chaleureusement loué. En tout cas, on est loin de la vie d’un saint qui serait loué pour son don de lui-même, pour ses vertus morales, pour le soin et l’instruction de son troupeau. Sa mort est plus celle d’un héros que d’un martyr, le seul aspect qui rapproche ce texte de l’hagiographie étant la découverte miraculeuse sur le champ de bataille du cœur intact de Zwingli, conservé ensuite dans une boîte par ses amis. La Vita, qui, du point de vue rhétorique, a la clarté d’une œuvre humaniste, est d’ailleurs loin de résoudre toutes les questions que l’on peut se poser sur Zwingli; alors que certains aspects sont particulièrement soulignés (suppression du monachisme), d’autres sont pratiquement passés sous silence (suppression de la messe). La vie de Zwingli par Myconius sera notamment reprise par Théodore de Bèze dans son Histoire des vies et faicts de quatre excellens personnages.

Quelque temps après la Vita, probablement autour de 1535, Myconius revient plus en détail sur les événements ayant entouré la mort de Zwingli dans un dialogue latin inachevé intitulé Narratio verissima civilis Helvetiorum belli Capellani («Véritable récit de la guerre civile des Helvètes à Kappel»), qui ne sera publié qu’au XVIIIe siècle. Il s’agit d’un dialogue dans la tradition des Colloquia d’Érasme, dont on sait le succès qu’ils eurent auprès des humanistes. Le rôle principal est tenu par Eusebius (de εὐσεβής, pieux), derrière qui se cache Myconius. À ses côtés se trouvent Agathius (de ἀγαθός, bon), chargé, par ses questions, de relancer la narration d’Eusebius, et Diacoptes, dont le rôle se limite pratiquement à quelques interruptions visant à faire une remarque en passant (le nom Diacoptes vient de διακόπτω, qui signifie couper, rompre, interrompre). Les deux tiers de ce texte sont effectivement consacrés à la bataille de Kappel, tandis que le tiers restant est réservé à une biographie de Zwingli qui suit de près (structure et contenu) la première biographie du réformateur composée par Myconius (voir supra): il y est question de son enfance, de ses études, de son ordination sacerdotale, de la réforme religieuse qu’il a entreprise, de sa pensée, de son arrivée à Zurich; cette biographie, incomplète comme nous l’avons dit, s’arrête après la description d’une journée type du réformateur.

Dans l’Oratio qua et vita C. Pellicani et brevis temporis illius res continentur («Discours contenant la vie de C. Pellican et une brève histoire de son temps»), composée à l’occasion du décès en 1556 de Conrad Pellican (1478-1556), Johannes Fabricius Montanus fait un éloge chaleureux du réformateur, originaire comme lui d’Alsace, professeur de grec, d’hébreu et d’Ancien Testament à l’école de théologie de Zurich dès 1526, collaborateur de la traduction de la Bible zurichoise, auteur d’une autobiographie (Chronicon). En 1563, Montanus forma le projet d’éditer le discours, mais l’entreprise ne vit point le jour, et ce n’est qu’en 1608 que ce texte fut imprimé, à Marbourg. L’oratio, adressée aux patres et praeceptores zurichois, c’est-à-dire aux autorités ecclésiastiques et académiques (ce sont les mêmes!) est clair et construit de manière systématique, conformément aux règles de la rhétorique de l’éloge. Après avoir donné les raisons qui l’ont poussé à écrire ce discours (Pellican est un compatriote, chez qui il a vécu une période et qui lui a raconté sa vie), il présente ses qualités morales, parle de ses études, de sa vie religieuse, de son passage à la Réforme, de son mariage, de ses activités de professeur, de diverses controverses, de ses vertus et de sa mort. Montanus prend notamment soin d’expliquer que si Pellican s’est marié, ce n’est pas parce qu’il était incapable de vivre la chasteté, mais parce que ses amis l’encourageaient à fonder une famille afin d’avoir une descendance susceptible de le soutenir dans ses vieux jours (voir le texte que nous présentons sur ce portail).

En 1582, en guise de préface aux commentaires du Pentateuque par Conrad Pellican, figure une Narratio de ortu, vita et obitu de Pellican par Ludwig Lavater. Cette biographie suit de très près le Chronicon, l’autobiographie en prose de Pellican dont il sera question plus loin et à laquelle Lavater reprend tels quels de très nombreux passages ou formulations; tout au long de ces 16 pages composées d’un bloc en petits caractères, Lavater fait parler Pellican lui-même. Il s’agit donc d’une sorte de résumé du Chronicon, qui omet toutefois de nombreux passages; ainsi, il n’est pas question des difficultés et des ambiguïtés de la Réforme à ses débuts, mais davantage de questions plus directement liées au genre biographique, telles les qualités intellectuelles et morales de Pellican; comme le montre bien Irena Backus, Lavater insiste sur les mérites respectifs du latin et des langues vernaculaires dans l’instruction religieuse des laïcs.

Une autre personnalité zurichoise exceptionnelle à avoir eu droit à son biographe est Conrad Gessner, mort le 13 décembre 1565. Quelques mois plus tard, en 1566, paraît chez Froschauer à Zurich une Vita… Conradi Gesneri par Josias Simler. Cette biographie, plutôt brève, présente en détail la vie et l’œuvre de Gessner, puis s’attarde brièvement sur ses mœurs et ses qualités, avant de conclure avec sa maladie et sa mort. Elle présente Gessner comme le parfait savant chrétien et met en évidence sa modestie, sa piété, son don pour l’amitié et son érudition. La Vita est suivie d’une lettre de Gessner lui-même, où l’humaniste énumère, pour son ami le médecin et naturaliste William Turner (1508-1568), les livres qu’il a édités, ainsi que d’une quarantaine de poèmes latins (pour la plupart) et grecs sur la mort de Théodore de Bèze, Rudolf Gwalther, Johannes Fabricius Montanus, Rudolf Collinus (Ambühl) et bien d’autres personnalités.

Le 17 septembre 1575 meurt Heinrich Bullinger. À la fin de la même année paraît chez Froschauer à Zurich la Narratio de ortu, vita et obitu… Henrici Bullingeri par Josias Simler. Ce texte se concentre sur les écrits de Bullinger, sur les controverses dans lesquelles il a été impliqué et sur les relations avec les autres réformateurs; Simler veut ainsi montrer que Bullinger fut l’un des acteurs clés de la chrétienté, à Zurich comme à l’étranger. Ce texte, beaucoup plus long que la Vita de Gessner, est suivi d’une réponse de vingt pages à des calomnies répandues sur Bullinger et les pasteurs zurichois par le théologien luthérien Jakob Andreae, ainsi que d’une quarantaine de poèmes funèbres, pour la plupart latins, en l’honneur de Bullinger; ils sont de la main, entre autres, de Rudolf Gwalther père et fils, de Johannes Pontisella et de Rudolf Collinus (Ambühl). À la fin du volume, on trouve, sur plus de quarante pages, une oraison funèbre (Oratio funebris in obitum d. Henrici Bullingeri) composée par Johann Wilhelm Stucki (1542-1607). Ce texte ne décrit la vie de Bullinger que très schématiquement et n’insiste guère sur sa personnalité et sa doctrine; Bullinger y est dépeint comme un exemple pour les chrétiens, dans le domaine civique aussi bien que religieux; il est aussi présenté comme un exemple de maîtrise du savoir tant sacré que profane, et est loué pour sa compassion envers les affligés.

En 1563, Josias Simler avait déjà publié une première biographie, celle du théologien réformé Pierre Martyr Vermigli, mort à Zurich en 1562, sur laquelle nous ne nous attardons pas ici. Les trois vies de Simler furent longtemps les sources principales de connaissance des vies de Gessner, Bullinger et Vermigli. Simler lui-même eut aussi droit à sa biographie, puisqu’à sa mort en 1576, Johann Wilhelm Stucki composa sa Vita, publiée à Zurich chez Froschauer en 1577; Stucki insiste en particulier sur la relation entre les vertus civiques et les vertus religieuses. Le même Stucki écrivit aussi une Vita de Johannes Wolf (1521-1572), qui fut pasteur et professeur d’Ancien Testament à Zurich, ainsi qu’une Vita de Ludwig Lavater (1527-1586), pasteur puis antistès de l’église de Zurich.

Notons enfin qu’il y eut aussi des biographies en allemand. Nous n’en citerons ici que deux, à titre d’exemple: la biographie, qui ne sera publiée qu’au XVIIIe siècle, du réformateur zurichois Leo Jud par son fils Johannes, dans laquelle est insérée une brève biographie de son cousin, qui n’est autre que Johannes Fabricius Montanus; et la biographie de Bullinger par Ludwig Lavater, intitulée Vom Läben und Tod des eerwirdigen und hochgeleerten Herrn Heinrychen Bullingers […], publiée à Zurich chez Froschauer en 1576.

 

Remarque: la biographie en dehors de Zurich

Nous nous contenterons ici de mentionner deux œuvres significatives:

La première est la Vita du réformateur bâlois Johannes Œcolampade (1482-1531), composée, à la demande de Simon Grynaeus (1493-1541), par Wolfgang Capiton (1478-1541); le réformateur y est présenté comme un pieux savant amoureux de l’Écriture Sainte.

Le deuxième ouvrage est un texte dont nous publions un extrait sur ce portail, la vie de Joachim Vadian (1484-1551) par son ami le Saint-Gallois Johannes Kessler (1502/1503-1574), rédacteur d’une chronique de la réforme à Saint-Gall et dans les environs, les Sabbata. Dans ce texte, qui ne sera publié qu’au XIXe siècle par la Société historique de Saint-Gall, Kessler insiste sur la formation humaniste de Vadian, qu’il considère comme condition nécessaire à la Réforme.

 

2. L’autobiographie

Introduction

La plupart des éléments donnés en introduction au chapitre sur la biographie valent aussi pour l’autobiographie. Plus encore que pour la biographie, les formes littéraires sont extrêmement variées et les règles de compositions extrêmement flexibles. Il faut noter en particulier que les humanistes écrivent leur autobiographie pour perpétuer leur nom auprès de la postérité et que par conséquent ils accordent une grande importance au style et à la langue, ainsi qu’à la mise en scène d’eux-mêmes, pour souligner en particulier leur appartenance au groupe des humanistes. De ce fait, il peut arriver qu’ils laissent de côté certaines informations que le lecteur du XXIe siècle jugerait essentielles. Les autobiographies humanistes sont généralement plutôt brèves. Il convient en particulier de distinguer entre autobiographies en vers et autobiographies en prose.

 

L’autobiographie en vers

La première autobiographie en vers est l’églogue Faustus (1517) de Joachim Vadian, qui est centrée sur un épisode particulier de la vie du poète: son accession à la chaire de poétique de l’université de Vienne. Prenant Virgile pour modèle, Vadian met en scène un dialogue entre les bergers Lycidas et Faustus («l’homme heureux, prospère»), ce dernier représentant Vadian lui-même. D’autres personnages sont mentionnés dans le dialogue, y compris l’empereur Maximilien, bienfaiteur de Vadian, désigné sous le nom de Phronimus («le prudent»). Tout le récit de son parcours à Vienne, jalonné de hauts et de bas, est rendu de manière allégorique par le poète, de sorte qu’il n’est pas aisé de reconstituer les faits à partir du poème.

L’autobiographie en vers (hexamètres dactyliques) de Glaréan est intitulée «Poème embrassant presque toute la vie de Glaréan, qu’il a déclamé publiquement en 1559, en introduction à son cours sur Tite-Live». En fait, seuls les deux tiers du poème sont consacrés à la vie de Glaréan (Cologne, Italie et premier séjour à Bâle, Paris, deuxième séjour à Bâle, arrivée à Fribourg-en-Brisgau), le dernier tiers étant consacré à un éloge de l’empereur Charles Quint et de son frère Ferdinand Ier. Bien que le manuscrit indique que le texte a été déclamé en 1559, on peut montrer que le poème, dont la partie autobiographique prend brusquement fin avec l’évocation de l’arrivée de Glaréan à Fribourg-en-Brisgau, a été composé au plus tard en 1538, peu de temps, en tout cas, après son arrivée à Fribourg, où il restera jusqu’à la fin de sa vie (1563). Dans l’autobiographie proprement dite, Glaréan brode sur le thème de la Fortune, qui ne lui a pas épargné les difficultés; il profite également de la description des événements de sa vie pour parler des saints de Cologne (les trois Mages, sainte Ursule, saint Géréon), de l’empereur Maximilien, qui lui a conféré la couronne de poeta laureatus, des personnages qu’il a rencontrés à Bâle (Érasme) et à Paris (Budé notamment), et pour déplorer vivement les méfaits de la Réforme et invectiver le monstre Œcolampade, le réformateur de la ville de Bâle. On le voit, les perspectives religieuse et politique sont très présentes dans ce texte, qui constitue aussi de la part de Glaréan une mise en scène de son image pour la postérité et une manière, peut-être, d’obtenir les faveurs des puissants – il est vrai toutefois que le texte n’a pas été publié de son vivant. Notons enfin que la perspective autobiographique est aussi présente dans d’autres poèmes de Glaréan, en particulier dans le poème relatant le voyage effectué en 1511 de Cologne à Glaris.

L’un des poèmes autobiographiques antiques le plus connu et le plus imité des humanistes est l’élégie 4,10 des Tristes, où Ovide parle de sa vie sous l’angle de sa vocation poétique. Nombreux sont les auteurs latins de la Renaissance à l’imiter de près ou de loin. Glaréan, dans le poème dont il vient d’être question, ne manque pas de faire l’un ou l’autre clin d’œil textuels à son prédécesseur Ovide. Mais c’est surtout Johannes Fabricius Montanus qui, dans son poème en distiques élégiaques composé en 1565, à peine une année avant sa mort, imite le poète romain. C’est en effet Ovide, Tristes 4,10, qui est au centre de l’autobiographie en vers de Johannes Fabricius Montanus, dont le thème central, comme dans le poème d’Ovide, est la vocation poétique de l’auteur; et de fait, ce texte passe sous silence un grand nombre d’événements; en particulier, sur les 218 vers que comporte le poème, il n’en accorde que 49 à sa vie adulte, la plus dense de sa biographie. Dans son poème, Ovide cherche à se concilier la bienveillance du lecteur futur, qui lui permettra d’atteindre l’immortalité. Mais pour Montanus, qui s’adresse également à la postérité, c’est la vie dans le Christ qui confère l’immortalité, et c’est de Dieu que le poète, dont la vie est guidée par la Providence, reçoit l’inspiration. Si Montanus n’a sans doute ni l’ambition ni les moyens de rivaliser avec les Anciens, il veut du moins montrer la supériorité de la pensée humaniste chrétienne. Le Zurichois d’adoption écrivit à la même époque une autobiographie en prose, dont il est question plus bas.

 

L’autobiographie en prose

Une place de choix revient au Chronicon de Conrad Pellican (1478-1556), auquel il travaille dès 1544 et qui ne fut publié qu’au XIXe siècle. Conrad Pellican (Konrad Kürschner, Rouffach 1478-Zurich 1556) fit ses études à Heidelberg (1491-1492) et à Tübingen (1496). En 1494 il entra dans l’ordre franciscain, où il exerça diverses responsabilités. Il se spécialisa en hébreu auprès de Johannes Reuchlin. Pellican appartenait au cercle humaniste érasmien, dont il s’éloigna après avoir embrassé la Réforme. Il enseigna quelque temps à l’université de Bâle, puis occupa, de 1526 à sa mort, le poste de professeur de grec, d’hébreu et d’Ancien Testament à Zurich. Il collabora à la traduction de la Bible zurichoise et écrivit un commentaire complet de la Bible. Comme l’indique le titre complet (Chronicon C[onradi] P[ellicani] R[ubeaquensis] ad filium et nepotis), Pellican s’adresse à son fils et à ses petits-enfants. Il écrivit d’abord en l’espace de quelques mois les événements de sa vie jusqu’en 1545, puis année après année, jusqu’en 1555. On a souvent relevé que son latin laissait parfois quelque peu à désirer. La plus ancienne biographie de Pellican est la notice de trois pages environ qui se trouve dans la Bibliotheca universalis publiée par Gessner en 1545. Or, elle est certainement de la main de Pellican lui-même, puisqu’on y trouve de nombreuses expressions qui figurent dans le Chronicon; l’Oratio biographique de Fabricius Montanus (1556), dont il a été question ci-dessus, en revanche, ne doit rien à Pellican. Le Chronicon est marqué par l’extraordinaire modestie de son auteur, qui raconte les faits citra ullum fucum aut ostentationem («sans aucun fard ni ostentation»), pour reprendre l’expression de Gessner dans sa Bibliotheca à propos de Pellican lui-même, sans animosité à l’égard de quiconque, et avec beaucoup d’objectivité et une véritable recherche de la vérité. Il s’agit à la fois d’une description de sa vie et d’une chronique de son époque.

La Bibliotheca universalis que nous venons de mentionner contient également une notice autobiographique de Conrad Gessner, la seule que nous possédions de cet auteur. Assez détaillée, elle traite de la jeunesse et de la formation de Gessner, de ses déboires personnels et professionnels, mais aussi de ses réussites: le récit se veut exemplaire pour la jeunesse et sera d’ailleurs repris par Josias Simler dans la Vita de Gessner dont il a été question plus haut.

En 1565, un an avant sa mort, Johannes Fabricius Montanus écrivit deux autobiographies, l’une en vers, dont il est question ci-dessus, l’autre en prose, dont il faut dire quelques mots ici. Alors que l’autobiographie en vers est consacrée à la vocation du poète, et est de ce fait lacunaire, l’autobiographie en prose est plus précise et sa chronologie plus fiable. Dans ce texte, Montanus insiste sur deux thèmes chers aux humanistes: l’éducation et le réseau humaniste. Il s’attarde en effet sur ses années d’études, et se plaît à énumérer les personnalités qu’il a rencontrées, professeurs, amis, etc.: Ulrich Hugwald, Petrus Dasypodius, Leo Jud (son oncle), Peter Lotichius, Philippe Melanchthon, Joachim Camerarius et bien d’autres; il affirme aussi avoir assisté aux funérailles d’Érasme à Bâle en 1536! En revanche, il est assez peu question dans ce texte des luttes confessionnelles et de son engagement au sein de l’Église réformée zurichoise et grisonne. La raison en est sans doute qu’il s’adresse avant tout à un public d’humanistes, plus intéressé à l’éducation (aux studia), à la littérature – et au texte latin d’un humaniste! – qu’aux querelles religieuses, qui provoquent des scissions plutôt qu’elles ne rassemblent les savants dans ce qu’on appelle la République des lettres.

C’est un texte peu connu que l’autobiographie de l’helléniste Rudolf Collinus/Ambühl (1499-1578), le beau-père de Johannes Fabricius Montanus. Elle n’a été publiée qu’au XVIIIe siècle et le manuscrit ne nous en est pas parvenu. Elle est divisée en sept brefs chapitres et ne va pas au-delà de 1531: Collinus interrompt soudain son récit, daté du 1er janvier 1576, en affirmant qu’il sent la mort approcher. Il vivra encore deux ans (il meurt le 9 mars 1578), mais ne poursuivra pas l’entreprise. Dans le premier chapitre, Collinus évoque sa naissance en 1499 à Gundolingen. Dans le deuxième, il parle de ses études à Beromünster, Lucerne, Bâle, Vienne et Milan, de son retour en Suisse (1522), de sa charge d’enseignant à l’abbaye cistercienne Saint-Urbain (canton de Lucerne), de sa nomination comme chanoine du chapitre de Beromünster. Dans le troisième chapitre, il est question de son arrivée à Zurich en 1524, où il apprend le métier de cordier; il renonce à sa charge de chanoine. Le quatrième chapitre est consacré à ses activités de soldat: en 1524, il prend part à l’expédition zurichoise pour soutenir les anabaptistes de Waldshut contre les Habsbourg, puis à la campagne, qui fut un échec, du duc protestant Ulrich de Wurtemberg qui voulait reconquérir son duché en 1525. Il raconte ensuite qu’il participa à la dispute de Berne (1528), aux entretiens de Marbourg (1529) et qu’il fut envoyé en mission diplomatique à Venise (1529) et en France (1531). Dans le cinquième chapitre, intitulé Tiguri civis, il raconte qu’en 1526 il acheta la citoyenneté zurichoise, puis le droit d’appartenir à la corporation des cordiers; il est aussi question, entre autres, de la maison dans laquelle il s’installa avec son épouse. Dans le sixième chapitre, très bref, il évoque sa nomination comme professeur de grec à Zurich en 1526. L’autobiographie s’arrête là; dans le septième et dernier chapitre, Collinus, sentant la mort arriver, recommande son âme à Dieu. Dans cette autobiographie, Collinus passe presque totalement sous silence la question de sa conversion au protestantisme et n’évoque aucune question théologique.

Il faut dire un mot pour conclure, même si elle est en dialecte haut-valaisan, de l’autobiographie du Valaisan Thomas Platter (1499 ou plus tard-1582), l’un des «joyaux de l’autobiographie», pour reprendre les termes d’Alfred Berchtold. Dans ce récit, adressé à son fils Félix, Platter fait preuve d’un réel sens dramatique et montre «la pauvreté surmontée par un travail obstiné, la culture conquise ‘à l’arraché’, sous le regard et la bénédiction de Dieu qui intervient miraculeusement aux moments critiques de l’existence». C’est aussi un magnifique document sur la vie quotidienne, sur l’éducation de l’époque, sur le milieu humaniste (Platter a rencontré Érasme, Beatus Rhenanus; il est aussi question de Zwingli, Myconius, Collinus, etc.), sur l’apparition de la Réforme, sur la vie politique, etc.

 

En guise de conclusion: biographie et autobiographie dans la Prosopographia heroum de Heinrich Pantaleon

Le Bâlois Heinrich Pantaleon (1522-1595) est médecin, professeur de dialectique, de physique puis de médecine à l’université de Bâle. En 1546 déjà, il publie une comédie latine intitulée Philargirus. Comoedia […] de Zachaeo […], dont le personnage principal est le publicain Zachée et où il est question de la doctrine de la justification. Il édite (ou participe à l’édition de) plusieurs ouvrages: les Catonis disticha moralia (1544); une édition latin-allemand de la Bible (1556; traduction latine d’Érasme et traduction allemande de Luther); la traduction latine des commentaires de Théodore Métochite sur la philosophie naturelle d’Aristote (Bâle, Brylinger, 1562); l’Historia rerum in partibus transmarinis gestarumHistoire des faits et gestes dans les régions d’outre-mer») de Guillaume de Tyr (Bâle, Brylinger, 1564); les Epitheta de Ravisius Textor (1571). Il participe également à l’édition des œuvres d’Homère parue en 1567 (Bâle, Brylinger), aux côtés de Sébastien Castellion, qui édite le texte grec et corrige la traduction latine; le rôle de Pantaleon n’est pas précisé; il publie notamment, tout au début de l’ouvrage, un poème latin de 19 distiques élégiaques à la gloire de cet Homère que l’édition présente aussi en latin. Il est aussi l’auteur d’ouvrages historiques en latin: la Chronographia Ecclesiae christianae (1550), chronologie de l’histoire de l’Église; le Diarium historicum (1572), composés de douze livres correspondant à chaque mois de l’année et présentant les événements qui se sont produits avant et après Jésus-Christ jusqu’en 1565 durant le mois en question; l’histoire de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem (1581). C’est en allemand qu’il écrit sa célèbre description géographique et médicale de Baden et de ses bains (1578). Pantaleon traduit en outre en allemand plusieurs œuvres historiques, en particulier le De statu religionis et rei publicae commentarii de Jean Sleidan (1556 et années suivantes) – qu’il complète lui-même en latin pour les années 1554-1562 – et le Historiae suis temporis de Paolo Giovio (1562).

Son ouvrage le plus célèbre est toutefois sa galerie de portraits des héros germaniques depuis l’Antiquité où l’on trouve notamment des empereurs, des évêques, de très nombreux humanistes, et même Guillaume Tell et Nicolas de Flue. L’œuvre, qui valut à son auteur le titre de poeta laureatus, décerné en 1566 par Maximilien II, paraît d’abord en latin sous le titre de Prosopographia heroum atque illustrium virorum totius Germaniae (en trois parties ou livres, 1565-1566), puis en allemand (Der teutschen Nation wahrhaffte Helden, 1567-1569). C’est toute l’histoire d’Allemagne qui est présentée à travers ces portraits, qui occupent en moyenne une page de l’édition latine et qui mêlent personnages légendaires et historiques. Pantaleon voulait faire ce que Plutarque et Paolo Giovio avaient fait pour leurs compatriotes. Le premier volume commence avec Adam, le deuxième avec Charlemagne, le troisième avec l’empereur Maximilien Ier. Ce troisième volume est particulièrement intéressant, puisqu’y figurent un grand nombre d’humanistes contemporains, dont suisses: on trouve notamment des notices sur Vadian, Glaréan, Pellican, Gessner, Fabricius Montanus, Gwalther. Enfin, concluant l’ouvrage, on peut lire, sur cinq pages, une autobiographie de Heinrich Pantaleon lui-même. Comme on peut l’imaginer, cet ouvrage pionnier n’est pas composé avec l’esprit critique que l’on exigerait d’un dictionnaire de nos jours. L’œuvre est marquée par l’idée que l’Allemagne succède à Rome tant pour ce qui est du pouvoir que pour ce qui est de la littérature (translatio imperii et studii).

 

Bibliographie

Backus, I., Life Writing in Reformation Europe. Lives of Reformers by Friends, Disciples and Foes, Aldershot, Ashgate, 2008.

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