Dossier: César commenté par les humanistes suisses
Henri Glaréan · Johannes Rhellicanus · Jean Rosset
Introduction: Kevin Bovier (deutsche Übersetzung: Clemens Schlip). Version: 31.10.2024.
La redécouverte des textes antiques est au cœur du mouvement humaniste. En Suisse également, les érudits du XVIe siècle publient des éditions, des traductions et des commentaires de ces textes. Nous avons déjà évoqué sur ce portail l’édition de Justin par Simon Grynaeus, celle de Pindare par Jacob Ceporin, le Martial expurgé de Conrad Gessner, la traduction de l’Odyssée d’Homère par Simon Lemnius, les Annotationes de Glaréan à Tite-Live, Quinte-Curce et Suétone, ou encore le commentaire de Joachim Vadian sur Pomponius Mela. Un auteur antique, toutefois, mérite une étude spécifique au vu de son importance pour les humanistes suisses: César. Sa Guerre des Gaules en particulier attire leur attention, dans la mesure où les Helvètes de l’Antiquité, qu’on commence à cette époque à considérer comme les ancêtres des Suisses, y occupent une place prépondérante.
Ce vif intérêt pour César se concrétise par la publication d’éditions et de commentaires par plusieurs humanistes suisses. Dans le cadre de ce dossier, nous étudierons trois commentaires qui nous permettront de comprendre la manière dont César était lu au XVIe siècle. Ces travaux exégétiques sont l’œuvre d’Henri Glaréan, de Johannes Rhellicanus et de Jean Rosset. Comme on le verra, chaque commentaire a ses caractéristiques propres, car les humanistes abordent les textes antiques de manière très subjective.
Les Annotationes de Glaréan
Nous ne présentons plus Glaréan, l’un des plus importants représentants de l’humanisme suisse, dont les œuvres figurent en bonne place sur ce portail. Il enseigne à Fribourg-en-Brisgau depuis neuf ans lorsque paraissent ses Annotationes à César, qui constituent le premier commentaire imprimé de la Guerre des Gaules et de la Guerre civile. On peut s’étonner qu’il ait fallu attendre 1538 pour voir paraître un commentaire sur un auteur aussi important que César. Virginia Brown estime que cela est dû à la simplicité du style césarien et au fait que les humanistes s’intéressaient surtout à l’aspect politique et moral de la dictature de César, préférant dès lors en parler dans leurs propres œuvres. Certains manuscrits médiévaux et du début de l’époque moderne contiennent bien des corrections et des notes marginales, mais celles-ci sont trop brèves pour mériter le nom de commentaires. On signalera néanmoins l’existence de deux commentaires manuscrits rédigés au XVe siècle en Italie: l’un est anonyme et l’autre est de la main de l’humaniste italien Aulo Giano Parrasio.
La première édition du commentaire de Glaréan paraît en 1538 chez Johann Faber à Fribourg-en-Brisgau et, la même année, chez Sébastien Gryphe à Lyon et Bartolomeo Zanetti à Venise (dans ce dernier cas avec le texte de César). Une deuxième édition révisée par Glaréan voit le jour en 1544, de nouveau à Fribourg-en-Brisgau, mais dans l’officine de Stephan Graf. Les Annotationes sont ensuite régulièrement réimprimées aux XVIe et XVIIe siècles.
À l’université de Fribourg-en-Brisgau, Glaréan enseignait la poésie et l’histoire antique. D’après les notes de l’un de ses étudiants, on sait qu’il a donné un cours sur la Guerre des Gaules en 1537-1538. Dans son épître dédicatoire, Glaréan met en avant les qualités stylistiques de César ainsi que son exactitude du point de vue géographique et historique. En revanche, les copistes ont commis des erreurs dans les descriptions de lieux, les noms des peuples (surtout gaulois) ou encore les nombres; pour les corriger, il faut bien connaître la Gaule et la Germanie. Or Glaréan dit être né en Gaule, même s’il ne l’a pas parcourue en entier. Ainsi, sans tenir compte du passage des siècles, il utilise une dénomination antique pour désigner une réalité contemporaine, dans une attitude typiquement humaniste. C’est sa manière de prouver sa connaissance des affaires gauloises et d’établir son autorité en tant que commentateur de César. De la même façon, il affirme avoir bien observé les Helvètes, c’est-à-dire les Suisses, qui ont selon lui conservé leur liberté et leur grandeur d’antan ainsi que leur langue celte. Les Suisses sont en effet assimilés aux Helvètes antiques depuis la fin du XVe siècle, comme l’indiquent par exemple les notes manuscrites de Peter Numagen sur la Guerre des Gaules de César, conservées dans un incunable de 1482. Glaréan a lui-même contribué à ce rapprochement dans son Helvetiae Descriptio de 1514. Dans la suite de l’épître dédicatoire, Glaréan évoque les travaux de ses prédécesseurs: il relève les mérites de Raimondo Marliani, auteur d’un index géographique (vers 1475), qui n’est toutefois pas exempt d’erreurs, et reproche surtout à Enea Silvio Piccolomini d’avoir identifié l’Helvétie avec l’Alsace (dans son De Europa de 1458).
Dans le commentaire ressortent les intérêts bien connus de Glaréan pour la géographie et l’histoire, et en général pour tout ce qui concerne les Helvètes, à une époque où l’exaltation patriotique est de mise même lorsqu’on commente les œuvres des Anciens. Le commentateur propose également de corriger certains passages du texte, avec plus ou moins d’assurance. On relève en outre des digressions sur l’histoire récente et des débats avec des auteurs contemporains. Enfin, les problèmes linguistiques retiennent beaucoup l’attention de Glaréan. La note que nous présentons ici concerne d’ailleurs la langue des Helvètes. Nous la publions telle qu’elle apparaît dans l’édition révisée de 1544 (Glaréan y a fait quelques ajouts par rapport à la première édition). Dans cette note, l’objectif du commentateur est de prouver que les Helvètes parlaient le gaulois. Glaréan cite de nombreuses autorités antiques à l’appui de son raisonnement et compare les mots gaulois et allemands. Il mentionne également les recherches qu’Aegidius Tschudi a menées à ce sujet dans son Alpisch Rhetia paru en 1538, la même année que la première édition des Annotationes.
Les Annotationes de Johannes Rhellicanus
Le Zurichois Johannes Rhellicanus, dont la biographie est retracée ailleurs sur ce portail, est moins connu que Glaréan. Ses Annotationes, qui portent sur les œuvres de César et le corpus césarien, paraissent en février 1543, à titre posthume (Rhellicanus meurt en janvier 1542). Comme celles de Glaréan, elles ont été élaborées dans un contexte didactique. Dans son épître dédicatoire, Rhellicanus affirme en effet avoir donné un cours sur César en 1528, à la haute école de Berne. Plus tard, son ami Leonhard Hospinian l’a persuadé de publier ses notes de cours sur César. Rhellicanus les a donc retravaillées en vue de la publication. La date de l’épître dédicatoire (avril 1540) semble indiquer que le travail aurait pu être imprimé plus tôt. Rhellicanus mentionne l’existence du commentaire de Glaréan, mais semble croire qu’il n’est pas encore publié. Or le commentaire de Glaréan a déjà connu plusieurs éditions au moment où Rhellicanus écrit cette préface, ce qui a conduit les spécialistes à douter de la sincérité du Zurichois. Toutefois, si ce dernier ignorait réellement que le commentaire de Glaréan avait été imprimé et qu’il n’en a eu connaissance qu’à la toute fin de son travail, il a peut-être renoncé à la publication pour éviter de concurrencer son compatriote. Après la mort de Rhellicanus, il est possible que ses dédicataires se soient chargés de faire imprimer les Annotationes. Quoi qu’il en soit, même si Rhellicanus n’est pas le premier à publier un commentaire sur César, il est le premier à commenter les œuvres du corpus césarien (la Guerre d’Alexandrie, la Guerre d’Afrique et la Guerre d’Espagne), dont Glaréan ne s’est pas occupé.
Le but affiché de Rhellicanus est d’aider la jeunesse à lire les historiens antiques. Plus spécifiquement, son commentaire vise à éclaircir certains passages de César, en particulier lorsqu’il est question de géographie. Il est donc question de toponymie et d’onomastique, mais aussi de rhétorique et de langue. Comme chez Glaréan, les intérêts patriotiques affleurent, en particulier quand César mentionne le pagus Tigurinus (César, Guerre des Gaules 1,12,4), ce qui donne à Rhellicanus l’occasion de parler longuement de sa patrie, Zurich. C’est l’exemple que nous présentons ici, du moins le début et la fin de la note, car celle-ci s’étend sur vingt pages dans l’édition de 1543!
Rhellicanus débute sa note par une réflexion sur le terme pagus, puis se demande à quel territoire de son époque correspond le pagus Tigurinus mentionné par César. Réfutant dans un premier temps les arguments de l’Alsacien Beatus Rhenanus, qui estimait dans ses Res Germanicae que le pagus Tigurinus était situé dans la région d’Uri, Rhellicanus défend la thèse selon laquelle ce pagus se trouvait en territoire zurichois. Cela l’amène à décrire la ville et la région de Zurich à la manière d’un géographe (ou d’un chorographe), vantant la fertilité du sol, l’utilité des cours d’eau pour le commerce et l’agrément des lieux pour les promenades et d’autres activités de plein air. Après cette digression, Rhellicanus revient à l’histoire de la ville et utilise des documents d’archives médiévaux pour faire le lien entre le passé antique et son époque. Parvenu au terme de ce très long développement, il est conscient d’avoir dépassé les limites de l’annotation, mais le justifie par les besoins de la démonstration.
Le Libellus variarum lectionum de Jean Rosset
Le dernier commentateur dont nous traitons est méconnu. Jean Rosset des Ormonts étudie à l’Académie de Lausanne, où il bénéficie de bourses d’études financées par les autorités bernoises. Il fait probablement partie des douze garçons vivant en pensionnat chez le professeur d’arts libéraux (avant 1559), avant de recevoir une bourse extraordinaire (pour la période 1559/1560 à 1560/1561). Auguste Bernus prétend que Rosset était régent au collège de Lausanne au moment de la parution de son édition de César, mais ne donne pas la source de cette information. Plus tard, devenu boursier (c’est-à-dire trésorier) de la ville de Lausanne, Rosset s’oppose à la conjuration d’Isbrand Daux, bourgmestre de Lausanne, qui voulait livrer la ville aux Savoyards. À la suite de l’échec de la conjuration, Rosset devient bourgmestre de cette ville (29 décembre 1588) et le reste jusqu’en 1592. Les traces de son activité littéraire datent de la période qui précède son engagement politique. Outre l’édition de César dont il est question ici, Rosset a laissé un avis au lecteur en vers latins et grecs à la fin du manuel de grammaire et de rhétorique d’Antoine Vessod, qui enseigna à l’Académie de Lausanne. De lui est aussi conservée une lettre de 1563 au pasteur bernois Johannes Haller, qui contient neuf poèmes en distiques élégiaques sur la mort de Wolfgang Musculus.
L’édition des œuvres de César et du corpus césarien paraît en 1571 à Lausanne, chez Jean Le Preux. Elle est dédiée au Conseil de la ville de Lausanne, en reconnaissance des ressources dont Rosset a bénéficié durant ses études dans cette ville. Dans l’épître dédicatoire, Rosset justifie son édition par le fait que, malgré le travail des éditeurs précédents, de nombreux passages de César sont encore problématiques et méritent une intervention philologique; il affirme que c’est Blaise Marcuard, professeur d’arts libéraux à Lausanne, qui l’a incité à se charger de cette tâche. Pour établir le texte, Rosset s’est appuyé sur huit «codices», dont six s’avèrent être des éditions, auxquelles il faut ajouter un commentaire et un manuscrit. Confronté à un grand nombre de variantes textuelles, il en réunit une sélection à la suite du texte afin de susciter la réflexion de ses lecteurs. Comme le fait remarquer Virginia Brown, cette pratique de collecte des variantes est courante chez les humanistes qui travaillent sur le texte de César, car ils sont confrontés à un grand nombre de manuscrits et d’éditions imprimées de cet auteur. Le Libellus variarum lectionum de Rosset se distingue donc des travaux de Glaréan et de Rhellicanus par son contenu strictement philologique.
Le commentaire de Rosset doit beaucoup au Variarum lectionum libellus de Gian Michele Bruto, publié dans une édition de César de 1564. Le système de renvois entre le texte et le commentaire est semblable (usage d’astérisques, mention des numéros de pages) et les deux commentateurs citent les sources dont ils se sont servis. Il semble d’ailleurs que Rosset n’ait pas consulté directement certains ouvrages qu’il a listés, mais qu’il les connaisse par Bruto – ce qu’il se garde bien de préciser! En effet, trois des sources indiquées par Rosset, à savoir le manuscrit de Carrare, l’édition lyonnaise de Sébastien Gryphe et l’édition florentine, ont été employées par Bruto. Dans certaines notes, Rosset mentionne aussi des inscriptions épigraphiques et des pièces de monnaie antiques, mais on ignore s’il en a une connaissance directe ou indirecte. Comme souvent dans les commentaires philologiques de l’époque, l’humaniste des Ormonts laisse au lecteur le soin de trancher entre les variantes textuelles qu’il propose.
Quelques éléments de réception
Les commentaires de Glaréan et de Rhellicanus ont connu une fortune assez importante. Tous deux figurent par exemple dans l’édition composite de Gottfried Jungermann (1606), qui contient à la fois le texte de César et la plupart des commentaires disponibles à cette époque. Quant à la note de Glaréan que nous présentons ici, elle est citée par Conrad Gessner dans son Mithridate (1555), au chapitre consacré à l’ancienne langue gauloise. À l’inverse, il est étonnant que Gessner ne mentionne pas, sur le même sujet, son compatriote zurichois Rhellicanus, dont il connaissait pourtant le travail. Un siècle plus tard, un autre spécialiste des langues, le Néerlandais Marcus Zuerius van Boxhorn, réfute l’opinion de Rhellicanus sur les différences entre les langues germanique et gauloise. En 1606, dans l’avis au lecteur précédant ses Ad C. Iulii Caesaris commentarios notae politicae et criticae, l’humaniste anversois Johannes Brantius prétend qu’Alde Manuce le Jeune a fait beaucoup d’emprunts à Rhellicanus pour ses propres notes sur César. Quant à Rosset, l’influence de ses Variae lectiones semble avoir été quasi nulle. Nous conservons aujourd’hui encore 33 exemplaires de son édition, ce qui n’est pas négligeable; mais ce nombre flatteur doit sans doute plus au succès de César qu’à celui de son commentateur. Enfin, les noms de nos trois commentateurs suisses sont encore visibles (parmi beaucoup d’autres) dans l’édition de César publiée par Frans van Oudendorp en 1737, mais disparaissent ensuite presque complètement des éditions modernes, ce qui marque la fin d’une époque en philologie: celle des digressions érudites et des conjectures ex ingenio.
Bibliographie
Bovier, K., «Pédagogie, patriotisme et philologie: Johannes Rhellicanus et ses Annotationes à César», dans Princeps philologorum. L’autorité du philologue dans les éditions des textes anciens à la Renaissance, éd. F. Barrière, M. Bastin-Hammou, M. Ferrand, P. Paré-Rey, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2024, p. 95-106, online.
Brown, V., «Caesar, Gaius Julius», dans Catalogus translationum et commentariorum: Mediaeval and Renaissance Latin Translations and Commentaries, éd. F. E. Cranz, P. O. Kristeller, vol. 3, Washington, The Catholic University of America Press, 1976, p. 87-139.
Crousaz, K., L’Académie de Lausanne entre humanisme et Réforme (ca. 1537-1560), Leiden/Boston, Brill, 2012.
Margolin, J.-C., «Glaréan, commentateur du ‘De Bello Gallico’», dans Présence de César, éd. R. Chevallier, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 183-212.