Dossier: Johannes Gast, recueil d’histoires

Johannes Gast

Introduction: Clemens Schlip (traduction française: Kevin Bovier). Version: 10.02.2023.


Dossier: Johannes Gast, recueil d’histoires

Nous traitons dans ce dossier les œuvres mentionnées ci-dessous. Il n’est pas possible de donner des informations précises sur la période de rédaction, mais pour un auteur aussi prolifique que Johannes Gast, il faut partir du principe que le processus de rédaction est plutôt court. Concernant le Tomus secundus convivalium sermonum de 1548, on peut affirmer qu’il a été élaboré en raison du succès du premier volume de ce recueil, paru en 1541 et réimprimé à plusieurs reprises; quant au Tomus tertius convivalium sermonum de 1551, il a naturellement été rédigé après le Tomus secundus de 1548. Les manuscrits de ces ouvrages ne sont plus disponibles.

De virginitatis custodia, stupri vindicta uxorum in viro pietate et perfidia, de scortationis scelere et eius poena, de moribus ac virtutibus variarum gentium libri quatuor, Bâle, Winter, 1544.

Tomus secundus convivalium sermonum, partim ex probatissimis historiographis, partim exemplis innumeris, quae nostro seculo acciderunt, congestus, omnibus verarum virtutum studiosis utilissimus, Bâle, [Brylinger], 1548.

Tomus tertius convivalium sermonum partim ex probatissimis historiographis, partim exemplis innumeris, quae nostro seculo acciderunt, congestus, omnibus verarum virtutum studiosis utilissimus, Bâle, [Brylinger?], 1551.

 

Vie

Johannes Gast (en latin Johannes Gastius ou Johannes Peregrinus) naquit vers 1500 à Breisach am Rhein. Jeune homme, il entreprit de longs voyages d’études qui le menèrent à travers l’Empire et les régions limitrophes d’Europe de l’Est jusqu’à l’actuelle Budapest, ainsi qu’à Breslau; à Buda, il fut probablement l’élève de Simon Grynaeus. Gast n’obtint toutefois aucun diplôme universitaire, ni à l’époque ni par la suite, et c’est pourquoi il se désigne régulièrement dans ses livres comme un theologiae candidatus ou studiosus. Néanmoins, ses œuvres témoignent d’une vaste connaissance de la littérature antique, patristique et humaniste, qu’il a acquise par une lecture approfondie et étendue. On ignore si, à son retour, comme on l’a supposé, il est d’abord devenu curé de campagne dans le Brisgau; de même, la date exacte de son arrivée à Bâle est inconnue. On sait en tout cas qu’en 1524, il y entendit les sermons de Johannes Oecolampade. Jusqu’en 1528, Gast semble avoir séjourné à Bâle à plusieurs reprises, mais pas en permanence. En mai 1529, le procès-verbal du premier synode le mentionne pour la première fois comme diacre à Saint-Martin de Bâle, fonction qu’il occupa, avec une brève interruption, jusqu’à sa mort le 26 juillet 1552, sans jamais bénéficier (à son grand regret) d’une promotion. Cette interruption était la conséquence d’une révocation prononcée au printemps 1545, qui le punissait d’avoir critiqué dans une lettre, huit ans plus tôt, les efforts de l’université et du conseil pour s’assurer la soumission du clergé. Gast entretint des relations épistolaires et personnelles avec des personnalités importantes à l’étranger. Dans la correspondance de Bullinger, 193 lettres de Gast au réformateur zurichois et quatre lettres de ce dernier à Gast ont été conservées (deux de ces dernières étaient également adressées à Oswald Myconius). Par l’intermédiaire de Bullinger, Gast établit aussi des contacts avec d’autres Zurichois, comme Conrad Gessner, à qui Gast fit parvenir la représentation d’un oiseau peu commun, un «trapp» ou «gyrr», observé dans les environs de Bâle. En outre, de nombreuses lettres de Gast adressées au théologien strasbourgeois Konrad Hubert ont été conservées. Pour ses très nombreuses publications, Gast travailla en étroite collaboration avec les imprimeurs bâlois; ses bonnes relations avec des hommes comme Johannes Oporin sont également attestées par plusieurs parrainages. Hormis des exemplaires gratuits et des cadeaux occasionnels de la part de dédicataires, l’écriture ne lui rapportait toutefois rien de notable sur le plan matériel, et comme Gast n’occupait qu’une position subalterne en tant que diacre, il vivait souvent dans des conditions économiques plutôt difficiles, avec sa femme et ses onze enfants, malgré une renommée littéraire non négligeable. On relèvera que les Bâlois lui refusèrent toute sa vie une position qu’il aurait pourtant méritée au vu de sa capacité de travail et de son niveau intellectuel. Le 26 juillet 1552, il fut victime de la peste qui sévissait alors à Bâle.

 

Œuvres

Johannes Gast publia entre 1533 et 1552 un total de 28 livres (dont deux sous le pseudonyme de Johannes Peregrinus, traduction latine de «Gast»), son apport se limitant toutefois dans la plupart des cas à éditer et commenter (et parfois aussi à traduire) les œuvres d’autres auteurs. L’objectif de cette introduction n’est pas de dresser une liste exhaustive des publications de Gast, auteur prolifique, car cette tâche a déjà été pleinement accomplie par d’autres. Nous ne traiterons ici que des œuvres les plus importantes. Gast publia ainsi des cours et des sermons d’Oecolampade, qu’il traduisit en partie de l’allemand au latin. Parallèlement, comme compilateur, il édita des recueils et des anthologies: on peut mentionner ici une anthologie de deux livres d’épigrammes de poètes chrétiens, ainsi qu’un recueil de commentaires exégétiques de saint Augustin, dédié de manière surprenante à l’évêque catholique de Strasbourg, qui le remercia en lui offrant une coupe. Une seule de ses publications (un recueil de sermons d’Oecolampade) est rédigée en allemand. Gast dédia la plupart de ses écrits «à des seigneurs ecclésiastiques et séculiers des villes et des pays allemands», dont il espérait, avec plus ou moins de succès, obtenir des contreparties. Il faut encore mentionner ce qu’on appelle le «Täuferbuch» (livre sur les anabaptistes), dans lequel il se confronte à l’attitude et au comportement du mouvement anabaptiste. Dans ce livre, Gast, plutôt que de donner, selon sa promesse, une vue d’ensemble systématique de la question, se perd dans le récit d’anecdotes. D’ailleurs, la véritable importance de Gast pour la postérité réside dans son activité de collectionneur et de conteur d’histoires; dans les ouvrages qu’il compose dans ce domaine, il apparaît en premier lieu comme un compilateur et un adaptateur de textes écrits par des tiers, qu’il complète également par ses propres observations et contributions. Ces publications n’ont pas de prétention érudite au sens strict du terme, mais doivent servir au divertissement (et éventuellement à l’instruction morale). Nous présentons sur ce portail des exemples de textes tirés de deux ouvrages collectifs de Gast: le De virginitatis custodia et les Conviviales sermones, un recueil d’anecdotes et de facéties en plusieurs volumes, que l’on peut considérer comme son œuvre majeure. Notons enfin qu’il faut se garder de trop rapidement classer ces textes dans un genre littéraire particulier: apophtegme, anecdote, facétie, panégyrique, etc.; en effet, les frontières entre ces différentes formes de prose sont souvent très floues.

 

De virginitatis custodia

Gast dédia cette œuvre au baron alsacien Egenolf de Rappoltstein (1527-1585), fils de parents secrètement protestants (Ulrich IX de Rappoltstein, décédé en 1531, et son épouse Anna Alexandrina); à l’époque, la seigneurie était encore exercée par son grand-père et tuteur Guillaume II de Rappoltstein, hostile à la Réforme. Dans la longue préface, Gast loue (de manière hyperbolique) l’érudition du jeune noble et déclare vouloir lui présenter des exemples de femmes vertueuses et dépravées en vue de son mariage, que son grand-père prévoit certainement pour bientôt. Dans cette préface, il n’évoque évidemment pas les dispositions défavorables de Rappoltstein envers les coreligionnaires de Gast. Son espoir de recevoir une contrepartie bienveillante de la part du dédicataire semble avoir été déçu.

L’ouvrage comprend quatre livres: le premier est consacré aux jeunes femmes incorruptibles et vertueuses, le deuxième au comportement exemplaire ou honteux des épouses envers leurs maris, le troisième aux prostituées et aux conséquences négatives de leur métier, le quatrième enfin va au-delà du thème des femmes et rassemble des récits plus ou moins curieux sur des comportements remarquables que l’on peut constater chez différents peuples. L’éventail chronologique des récits s’étend de l’Antiquité à l’époque de l’auteur; les nombreuses sources sont souvent, mais pas toujours, mentionnées dans le titre ou à la fin de chaque histoire.

Dans notre sélection, nous tirons du deuxième livre un récit contemporain et extraordinaire sur une femme de Spire qui, en 1543, repoussa courageusement une tentative de viol par des soldats espagnols logés chez elle (Exemplum insigne castae mulieris, anno 1543 – «L’exemple remarquable d’une femme chaste en 1543»); du troisième livre, deux anecdotes antiques sur le milieu des hétaïres, que Gast a tirées telles quelles des Apophthegmata d’Érasme (qui avait lui-même puisé dans Plutarque). Gast ajoute à l’une d’entre elles (Vetula adamata – «La vieille femme qui est aimée») un souvenir personnel datant de ses années d’études sur une vieille prostituée de Breslau, à laquelle il a pensé en évoquant la Phryné antique. Dans le cas d’histoires telles que les deux dernières, et indépendamment de l’objectif moral revendiqué par Gast pour cette œuvre, on peut également imaginer que les lecteurs se réjouissaient avant tout de l’érotisme (léger) du récit. Dans le quatrième livre, nous présentons un récit rempli de moqueries subtiles à l’égard d’un chanoine bâlois passionné par les chiens (Canum diligens cura – «Quelqu’un qui s’occupe de ses chiens avec amour»), récit qui est probablement le fruit d’une expérience personnelle de Gast. Au-delà de la réalité historique sous-jacente, il faut bien sûr considérer ce personnage comme une caricature anticléricale. L’ecclésiastique célibataire et sans descendance, que Gast a dû connaître à l’époque où Bâle n’était pas encore passée à la Réforme (donc avant 1529), traite ses deux chiens comme s’ils étaient ses enfants biologiques et les cajole de toutes les manières imaginables, allant même jusqu’à les inclure dans son testament; de plus, il dispose manifestement de moyens financiers pour pouvoir se permettre un comportement aussi décadent, ce qui rappelle également les stéréotypes sur les ecclésiastiques de haut rang. Il est remarquable que les mots et les comportements que Gast lui attribue correspondent à certains de ceux que l’on peut observer aujourd’hui encore chez certains propriétaires de chiens: le ridicule est manifestement intemporel.

 

Convivales Sermones

Comme leur nom l’indique, les Convivales Sermones («Conversations entre convives») sont censés être la base et le point de départ de conversations lors de réunions conviviales, et se rattachent ainsi à la «culture [contemporaine] de la conversation dans les cercles savants», qui a également laissé des traces dans d’autres œuvres littéraires (par exemple dans les célèbres Colloquia familiaria d’Érasme de Rotterdam). Nous n’évoquerons ici que brièvement les divers modèles antiques de ces banquets littéraires (les Banquets de Platon et de Xénophon, les Deipnosophistes d’Athénée, les Saturnales de Macrobe, etc.). Chez Gast, la situation d’une conversation à table n’est toutefois évoquée que dans le titre, sans jouer de rôle particulier dans le recueil d’histoires lui-même, par exemple comme contexte de l’intrigue (le fait que certaines histoires proviennent de conversations entendues à l’auberge n’y change rien).

Le premier volume des Convivales Sermones fut publié en 1541 sous le nom de Johannes Peregrinus Petroselanus et dédié à Burckhardt Nagel, qui avait été abbé du monastère de Münster jusqu’en 1536 et qui s’était ensuite installé et marié à Mulhouse. Gast a tiré les histoires qu’il contient d’un grand nombre d’auteurs anciens et modernes; il en cite un grand nombre dans sa préface, mais ne mentionne pas toujours la source spécifique de chaque histoire. On reconnaît des influences de la Schwankliteratur, et de nombreuses histoires sont imprégnées d’un sentiment anticatholique, anticlérical et antimonastique. Gast a procédé à des remaniements linguistiques dans certaines histoires, mais sa contribution ne va pas plus loin. En 1542 parurent une deuxième édition, puis une troisième en 1543, toutes deux portant désormais le nom de Johannes Gastius; la troisième n’était plus attribuée à l’ex-abbé, décédé entre-temps, mais à Ludwig Martroff, jeune patricien de Francfort et ami d’études d’un neveu de Gast. En 1549 suivit, avec la même dédicace, une quatrième édition légèrement augmentée, qui reçut sa propre préface. Avant cela, Gast avait déjà publié en 1548 un deuxième volume de Convivales sermones (dédié au bourgmestre de Francfort Konrad Humprecht, qu’il connaissait depuis ses études), qui se distingue du premier par le fait qu’il contient beaucoup plus d’histoires contemporaines, dont certaines issues de l’environnement local et social de Gast, et exprime plus ouvertement les préférences idéologiques et confessionnelles du diacre réformé bâlois dans le choix des histoires. En 1551 est publié un troisième volume, dont l’orientation est similaire. Malgré le fait que le deuxième et le troisième volume contiennent des histoires davantage en lien avec l’époque et l’environnement de Gast, les histoires racontées à la première personne du singulier ne doivent pas pour autant nécessairement être attribuées à Gast, qui a fort bien pu emprunter ces histoires à d’autres auteurs sans pour autant modifier le point de vue du récit.

Dans une lettre à Bullinger (probablement en septembre 1548) sur la conception du deuxième volume (et ce qui y est dit devrait également s’appliquer au troisième), Gast écrit:

Mitto tibi secundum Convivalium Sermonum librum, in quo praecipua exempla stupri, adultera, proditionis, furti impiorum hominum, quorum magna turba est in Germania, sacerdotum etiam impia vita taxatur.

Je t’envoie le deuxième livre des Convivales Sermones, dans lequel sont examinés des exemples frappants de luxure, d’adultères, de trahisons, de vols commis par des hommes impies, qui sont nombreux en Allemagne, ainsi que la vie impie des prêtres.

Les exemples que nous présentons sur ce portail sont en grande partie tirés du deuxième volume; nous privilégions, notamment en raison de leur intérêt pour l’histoire culturelle, les histoires que Gast a tirées de son environnement bâlois et suisse, voire de l’Allemagne du Nord et de l’Alsace, ou de ses propres expériences de voyage. L’histoire d’un faux mendiant lépreux (De leproso – «Sur un lépreux»), qui fut démasqué et puni en 1545, provient directement d’une expérience personnelle vécue à Bâle, sa ville d’adoption. La remarque finale de Gast sur cette histoire reflète l’attitude critique de son époque envers les mendiants. Le récit savoureux d’un érudit qui s’est consacré avec trop de zèle à la philosophie scolastique, et singulièrement aux enseignements de Jean Scot, et qui en est devenu fou au point de se suicider (De doctore Antonio Brisacensi Scotista – «Sur le docteur Antonius de Breisach, un scotiste») se déroule dans l’ancienne ville natale de Gast et lui a probablement été rapporté par des connaissances locales. Même si Gast décrit le sort du scotiste avec ironie (le narrateur exprime une aversion pour la scolastique induite à la fois par l’humanisme et la Réforme), il tire de l’histoire une morale (typiquement réformée, quoiqu’un peu forcée) pour ses lecteurs: on peut bien se livrer davantage à l’étude des Saintes Écritures si un homme tel que lui a pu se consacrer avec autant de zèle à Scot. Le portrait moral d’un noble polonais polyamoureux (De nobili quodam – «Sur un noble») est basé sur des rumeurs que Gast dit avoir entendues à Francfort-sur-l’Oder; il a donc dû entendre parler de cet homme durant ses années d’études. Dans ce cas-là, il n’essaie pas de tirer une morale de cette histoire, qui reste purement anecdotique. Il donne l’impression de rester perplexe face au style de vie excessivement érotique qu’il décrit et qu’il suggère lui-même.

Pour ce genre d’histoires, Gast pouvait sans aucun doute se référer dans de nombreux cas à son ample journal (Diarium), qui n’a malheureusement été conservé que de manière incomplète; la majeure partie du texte dont nous disposons se trouve dans une copie réalisée par le pasteur bâlois Johannes Tryphius quelques décennies après la mort de Gast (à côté de cela, de petits fragments ont été conservés par d’autres auteurs). Le penchant de Gast pour les résumés moralisateurs apparaît déjà clairement dans son Diarium. Gast explique lui-même dans l’épître dédicatoire du deuxième volume des Convivales Sermones qu’il a utilisé ce journal comme source pour ses recueils. Deux des histoires que nous avons sélectionnées dans ce recueil permettent une comparaison directe avec le Diarium; Gast y a d’abord noté le récit de la malheureuse femme atteinte d’une maladie mentale (De muliere lunatica – «Sur la femme folle») qui s’est noyée dans le Rhin, ainsi que celui d’un muletier foudroyé (De fulmine coelesti – «Sur la foudre venue du ciel»), au moment où ces événements faisaient l’objet de discussions en ville. Bien que Gast accompagne les deux histoires de brefs commentaires théologiques, elles rappellent aux lecteurs modernes les nouvelles des journaux. D’une manière générale, on peut constater que le thème de la mort – en particulier la mort soudaine et inattendue – a manifestement fasciné Gast. Dans ses Convivales Sermones, le théologien et ecclésiastique réformé confère aux deux événements un sens spirituel qui ne peut que titiller les lecteurs modernes: il explique le comportement de la femme (malgré sa détresse familiale, qu’il souligne) par des suggestions diaboliques qui indiquent qu’elle n’a pas assez prié. Il interprète clairement le foudroiement du muletier comme une punition de Dieu contre un catholique superstitieux.

La question de l’authenticité du récit est particulièrement intéressante dans le texte Aliud de Fausto exemplum – «Une autre histoire à propos de Faust». Gast affirme avoir rencontré à Bâle le docteur Johann Georg Faust, ce thaumaturge itinérant, alchimiste et astrologue, etc., qui était déjà entouré de mystère de son vivant et qui devint, après sa mort, un personnage fabuleux qui inspira de nombreuses œuvres littéraires et artistiques, dont, bien sûr, le Faust de Goethe. Il est le premier à parler d’un chien ou d’un cheval magique que Faust aurait emporté avec lui. Compte tenu des dates de séjour attestées de Gast à Bâle, les années 1525, 1528 ou la période à partir de 1529 entrent en ligne de compte pour sa rencontre avec Faust (il ne mentionne lui-même aucune date précise). Le caractère historique de cette rencontre a toutefois été contesté par les chercheurs. Frank Baron a cru y déceler une similitude avec le récit de Willibald Pirckheimer, rapporté par Philipp Melanchthon, sur une rencontre de son père avec l’abbé Johannes Trithemius; il s’agit du récit des événements suivants, mentionnés par Melanchthon lors de conférences à Wittenberg (la version que nous reproduisons ci-dessous est celle du manuscrit; une version abrégée fut imprimée en 1563, donc après la mort de Gast):

De abbate Spanheimio. Φ. Μ. Pirchamerus mihi aliquando narravit, quod pater suus in legatione quadam profectus esset cum Abbate Spadanensi et cum venissent iuxta sylvam Franconum in sordidum diversorium, quondam amicum Abbatis et socium itineris ioco dixisse ad Abbatem: domine Abbas, curate nobis lautum ferculum piscium bene coctorum. Ibi Abbatem digito fenestram pulsasse et dixisse: Feras ocius ferculum bonorum piscium. Paulo post venisse quondam ac per fenestram exhibuisse lupulae laute apparatum. Abbas apposuit et edit, sed reliqui abstinuerunt.

Sur l’abbé de Spanheim [Trithemius]. Philipp Melanchthon: Pirckheimer m’a raconté une fois que son père était parti pour une ambassade avec l’abbé de Sponheim et que lorsqu’ils étaient arrivés près de la forêt de Franconie, dans une auberge sordide, un ami et compagnon de voyage de l’abbé avait dit à l’abbé pour plaisanter: «Sieur abbé, commande-nous un bon plat de poissons bien cuits.» Alors l’abbé tapa à la fenêtre avec son doigt et dit: «Apporte-nous vite un bon plat de poissons.» Peu après quelqu’un arriva et lui tendit par la fenêtre un beau plat de brochets. L’abbé le posa sur la table et le mangea, mais les autres s’abstinrent.

Même si l’hypothèse de Baron, selon laquelle le récit de Melanchthon aurait exercé une influence sur celui de Gast, n’est pas forcément convaincante (car elle est liée à l’affirmation invérifiable que ces nouvelles sont parvenues de Wittenberg à Bâle sous forme manuscrite ou orale), le récit de Gast pose des problèmes indéniables. Comme nous l’avons déjà mentionné, il n’indique aucune date pour son repas avec Faust, ce qui distingue nettement ce récit de nombreux autres récits des Convivales Sermones. Cette lacune frappante nous conduit donc à manifester un certain scepticisme face à ses affirmations. Mais d’un autre côté, on peut se demander si Gast se serait risqué à inventer une rencontre avec Faust à Bâle, dans un lieu aussi exposé que le Collegium Maius, alors que ses amis et connaissances de Bâle pouvaient aisément se rendre compte de la supercherie en faisant appel à leurs propres souvenirs. On se contentera de conclure qu’il n’est plus possible de vérifier l’authenticité de son témoignage, d’autant plus que le Diarium de Gast, qui aurait pu nous éclairer sur cette question, n’a été conservé que de manière incomplète. Cela nous dispense également de devoir expliquer rationnellement le comportement de Faust décrit par Gast. Cette histoire reflète en tout cas l’intérêt de Gast pour les phénomènes étranges et les apparitions, dont témoigne également son Diarium.

Il vaut également la peine de mentionner l’histoire d’un ecclésiastique débauché, passé du protestantisme au catholicisme, qui, après avoir interrompu sa carrière protestante dans la région de Berne, est finalement devenu prêtre catholique dans des villages d’Alsace, où il a été victime de son alcoolisme (De sacerdote quodam perfido historia horrenda – «L’histoire terrifiante d’un prêtre infidèle»). On peut supposer que Gast a été renseigné à ce sujet par un ou plusieurs de ses correspondants dans cette région. Il décrit la déchéance de ce traître à la cause évangélique en se plaisant à évoquer les détails sordides; le narrateur se complaît à évoquer la saleté et la cruauté, permettant ainsi à ses lecteurs de découvrir des aspects assez dérangeants de la mentalité de la Renaissance, en particulier du milieu rural. Le fait que cette histoire trouve son point culminant sur le territoire des Rappoltstein, dont l’absence de réaction positive à la dédicace du De virginitatis custodia (voir ci-dessus) à l’un des leurs a irrité Gast, n’est probablement pas un hasard. Le lecteur averti se rend ainsi compte que les Rappoltstein sont considérés comme des acteurs négatifs, dans la mesure où ils ont laissé un clerc aux mœurs des plus légères régner sur leur territoire, tout comme l’Église romaine, aux yeux du lectorat visé par Gast, ne pouvait que subir les conséquences négatives de la présence d’un tel homme parmi ses prêtres.

L’histoire de ce prêtre peut être comparée avec la version abrégée qui se trouve dans une lettre de Gast à Heinrich Bullinger datée du 19 septembre 1544. En ce qui concerne la cause de la mort, Gast présente les choses différemment dans les deux versions. Dans la lettre, il présente d’abord comme un fait le scénario selon lequel les paysans auraient poussé l’ecclésiastique dans les escaliers (et utilise pour cela l’indicatif parfait, qui indique un fait: praecipitarunt); il mentionne ensuite le fait que certains croient à une mort accidentelle (leur opinion est rendue au subjonctif parfait et reste donc dans le domaine du possible: praecipitaverit). Dans les Convivales Sermones, en revanche, il présente d’abord l’événement comme une mort accidentelle et mentionne ensuite que certains supposent l’intervention d’un tiers (les deux scénarios sont ici mis à l’indicatif: praecipitatur ou praecipitatus [est]), intervention qui, si elle a eu lieu, apparaît comme l’acte d’un individu (a quodam) et non d’un groupe (les paysans). En outre, le récit plus détaillé des Convivales sermones montre clairement que l’humiliation que les paysans font subir au prêtre et sa chute mortelle dans les escaliers ont eu lieu à des dates et dans des lieux différents (les villages alsaciens de Hausen et Rappoltsweiler), tandis que le récit de la lettre donne l’impression que les deux événements se sont déroulés l’un après l’autre à Hausen.

En plus des textes déjà cités, nous proposons un exemple tiré directement du début du troisième volume des Convivales sermones (Idolum loqui – «Une idole qui parle»), qui montre comment Gast a associé les récits dont il disposait sur les coutumes et les peuples étrangers à sa propre expérience (une performance intellectuelle qu’il ne faut pas sous-estimer): à un passage du livre sur la Russie de Sigismond von Herberstein concernant une coutume de Novgorod imprégnée de paganisme, Gast ajoute un récit personnel sur certaines coutumes du carnaval de Bâle – concrètement des feux de carnaval – qui auraient existé de son vivant avant que le Conseil ne les interdise pour des raisons de sécurité. Ainsi, l’aspect «ethnologique» des Convivales sermones sera également mis en valeur dans notre présentation.

 

Réception et reconnaissance

Les recueils de facéties et d’anecdotes de Gast ont été réimprimés à plusieurs reprises et des parties ont été traduites au XVIIe siècle dans un recueil français, un recueil polonais et un recueil italien; certaines histoires de ce dernier ont été retraduites en latin au XVIIIe siècle. Par ailleurs, des auteurs de Schwankenliteratur présentent parfois Gast comme leur précurseur et modèle, sans qu’il soit possible de prouver qu’ils l’ont réellement utilisé. En Italie, ses œuvres (toutes, ou du moins les Conviviales Sermones) ont figuré dans différents index de littérature interdite, à commencer par l’index vénitien de 1554; cette sanction s’explique par l’orientation anticatholique et anticléricale de nombreuses histoires recueillies par Gast, dont Lodovico Domenichi avait déjà repris en 1548 un total de 72 pièces traduites en italien dans l’annexe de son édition du Bel libretto d’Angelo Poliziano.

Le roman néo-latin est un développement du XVIIe siècle, et n’est donc naturellement pas l’objet de ce portail; mais même dans les décennies suivantes, la Suisse n’a pas apporté de contribution notable à ce genre. Le fait qu’il en soit autrement dans le domaine des petites formes narratives en prose (facéties, anecdotes, etc.) est aussi et surtout le mérite de Johannes Gast. Malgré le manque d’indépendance de son écriture, cet auteur de «second rang» a réussi à dépasser la simple compilation et à devenir lui-même créatif.

 

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