L’Escalade de Genève
Melchior Goldast
Introduction: Clemens Schlip (traduction française:Kevin Bovier). Version: 02.09.2024.
Date de composition: entre les événements de l’Escalade (11/12 décembre 1602 [21/22 décembre selon le calendrier grégorien]) et mai 1603.
Éditions: Sallustii Pharamundi Helvetii Carolus Allobrox seu De superventu Allobrogum in urbem Genevam Historia, in quae, praeter res biennio gestas, ingenium Ducis infidum, ad hoc Pontificis Romani et Hispaniarum Regis, quae in Christianos captaverant, consilia deteguntur, [Zurich], 1603; Carolus Allobrox, seu De superventu Allobrogum in urbem Genovam [!], historia, [Genève], 1603.
Traduction: Histoire de la supervenue inopinée des Savoyards en la ville de Genève en la nuict du dimanche 12e jour de décembre 1602, dans Vray discours, [Genève], [Jean II de Tournes], 1603, p. 59-101; l’Histoire est rééditée séparément par F. Gardy, Genève, Société Générale d’Imprimerie, 1903.
Melchior Goldast
Melchior Goldast von Haiminsfeld, né le 6 janvier 1578 à Espen (aujourd’hui commune de Bischofszell dans le canton de Thurgovie), est probablement le fils de Heinrich et de Cleopha von Gonzenbach. De 1590 à 1594, il fréquenta le lycée de Memmingen, une ville luthérienne de Haute-Souabe. Il étudia ensuite à l’université d’Ingolstadt, dirigée par les jésuites (1594); c’est à l’université d’Altdorf, située non loin de là et qui dépendait de la ville impériale luthérienne de Nuremberg (1594-1598), qu’il obtint sa maîtrise. Il poursuivit ensuite ses études à Genève de 1599 à fin 1602 ou début 1603. Il se concentra sur la philologie, le droit et la théologie. À partir de 1599 (premier séjour à Saint-Gall), il s’occupa, avec l’aide du juriste Bartholome (IV) Schobinger (1566-1604), des fonds d’archives et de bibliothèque de la ville de Saint-Gall, mais endommagea certains documents et en prit d’autres illégalement. La ville lui intenta un procès en 1605, sans succès. Parmi les manuscrits auxquels il s’intéressa, on trouve le célèbre Codex Manesse, important pour la transmission de la poésie en moyen haut allemand. De 1603 à 1605, il fut le précepteur du jeune baron réformé de Hohensax (†1633). À partir de 1606, il vécut dans la ville impériale (luthérienne) de Francfort-sur-le-Main, où il travailla pour des éditeurs et exerça, au service de princes et de villes, une activité d’expert historique et juridique mal rémunérée. En 1612, il épousa à Francfort Sophia Ottilia Jeckel, fille d’un patricien de Francfort, qui lui donna trois enfants (dont au moins un fils). En 1610, il obtint un emploi à la cour de Weimar, ce qui lui permit d’établir des contacts avec les autorités impériales (séjour à Prague en 1612). En 1615, il passa au service du comte (luthérien) Ernst von Holstein-Schaumburg. Après la mort de ce dernier, Goldast retourna à Francfort-sur-le-Main en 1624. En 1627, il publia un avis juridique dans lequel il soutenait les revendications impériales (c’est-à-dire catholiques) sur la Bohême; pour un auteur réformé, c’était une démarche tout à fait extraordinaire, qui lui valut d’être nommé conseiller impérial. En 1632, après la mort de sa femme, on le retrouve à Giessen au service du landgrave (luthérien) Georg II de Hesse-Darmstadt, qui l’avait déjà soutenu financièrement les années précédentes. Il mourut à Giessen le 11 août 1635. L’affirmation occasionnelle selon laquelle il aurait été chancelier de l’université de Giessen repose probablement sur un malentendu, car cette université avait été transférée à Marbourg en 1624 et ne fut rétablie qu’en 1650. Goldast mourut probablement en tant que réformé, tout comme il était né dans cette confession.
L’importance durable de Goldast repose en particulier sur ses nombreuses éditions de textes antiques, médiévaux et humanistes, parmi lesquelles il convient de mentionner le recueil intitulé Suevicarum rerum, scriptores aliquot veteres (1605), fondé sur du matériel se trouvant à Saint-Gall, et le recueil Alamannicarum rerum scriptores aliquot vetusti (3 vol., 1606). En 1688 parut la correspondance de Goldast avec des savants de son temps (Virorum doctorum ad Melch. Goldastum epistolae). Il s’agit de plus de 400 lettres qui lui sont adressées et qui datent des années 1598-1611 ; c’est donc une édition partielle, qui n’est probablement même pas complète pour cette période. L’un de ses correspondants était l’historien (catholique) fribourgeois François Guillimann, qui lui avoua dans une lettre du 27 mars 1607 qu’il ne croyait pas à l’existence historique de Guillaume Tell (ce qu’il se garda bien de dire publiquement).
En dépit de ses conditions de vie parfois précaires, Goldast fut toute sa vie un collectionneur enthousiaste et presque immodéré de livres, de documents et de manuscrits, qui, dans le cas de Saint-Gall, n’accordait pas un grand respect aux droits de propriété d’autrui. Une partie de la bibliothèque de Goldast se trouvait depuis 1624 dans l’ancien couvent Sainte-Catherine de Brême, car il voulait l’y protéger des troubles de la guerre de Trente Ans. Après sa mort, la ville acheta, en 1646, l’ensemble de la collection (y compris les parties jusqu’alors restées à Francfort) à ses héritiers et en fit, avec quelques autres fonds, la base de la bibliothèque municipale ouverte en 1660. Le volume de la collection s’élevait alors à «environ 1130 unités physiques [...] (sans les manuscrits et sans les recueils d’incunables)». Malgré les pertes survenues par la suite, elle est encore aujourd’hui l’une des plus importantes bibliothèques de l’humanisme tardif qui ait été conservée. En 1948, Saint-Gall a racheté pour la bibliothèque cantonale Vadiana un total de 50 documents et 98 lettres de Joachim Vadian provenant des fonds de Brême; il s’agit là de documents volés à Saint-Gall par Goldast…
L’Escalade
Le traité de Lyon du 17 janvier 1601 mit fin au conflit entre le roi de France Henri IV et le duc Charles Emmanuel de Savoie au sujet du marquisat de Saluce en compensant les revendications territoriales des deux parties. Charles Emmanuel n’en était pas satisfait et décida, en guise de compensation, de conquérir Genève, qu’il considérait comme une ville sujette de la Savoie. La planification de l’attaque se fit en secret, afin de ne pas attirer l’attention du roi de France et des cantons réformés de la Confédération alliés à Genève. L’action décisive était prévue pour la nuit du 21 au 22 décembre 1602 (ou du 11 au 12 décembre selon le calendrier julien encore en vigueur à l’époque dans la Genève réformée). Sous la direction de Charles de Simiane, seigneur d’Albigny, Genève devait être prise d’assaut. Une avant-garde d’environ 200 à 300 hommes réussit effectivement à franchir le mur de la Corraterie à l’aide d’échelles en bois avant que l’alarme ne soit donnée. L’attaque nocturne échoua finalement parce que le soldat genevois Isaac Mercier réussit à abaisser la herse de la porte Neuve par laquelle le gros des forces savoyardes devait pénétrer dans la ville. Dix-sept Genevois et 60 Savoyards perdirent la vie cette nuit-là dans les rues, les places et les ruelles de Genève. Trompé dans ses espoirs, le duc tenta encore en vain de faire valoir ses droits sur Genève par une offensive diplomatique auprès des Bernois. Finalement, le 21 juillet 1603 (11 juillet 1603 selon le calendrier julien), il dut concéder aux Genevois, par la paix de Saint-Julien, une large liberté de commerce et de douane sur le territoire savoyard et déclarer qu’il renonçait à lever des troupes et à construire des fortifications dans un rayon de quatre lieues autour de la ville; ces dispositions représentaient de fait une reconnaissance de l’indépendance de Genève par la Savoie.
Le souvenir de l’«Escalade», comme on l’appelait en raison des échelles en bois utilisées par les Savoyards, et des héros genevois de cette nuit-là resta vivant dans la mémoire de la ville de Genève. La chanson Cé qu’é laino, composée en dialecte genevois à la suite des événements, devint l’hymne de la République de Genève. La manière dont la fête était célébrée connut au fil des années des variations qu’il n’est pas possible de retracer ici, pas plus que les embellissements légendaires des événements historiques qui y sont liés. Au XXe siècle, le programme typique des célébrations du 12 décembre – la date n’a pas été adaptée au calendrier grégorien, désormais en vigueur à Genève – était un défilé le soir en costumes d’époque (depuis 1919) ainsi qu’une course en ville (depuis 1978). Les pâtisseries proposent à cette occasion des «marmites de l’Escalade» (en chocolat), en hommage à la légendaire Mère Royaume, qui aurait arrosé de soupe bouillante l’un des assaillants. La fête a ainsi conservé une certaine vitalité, même si Genève, aujourd’hui, ne peut être qualifiée de ville réformée que dans un sens historique.
Le séjour de Goldast à Genève et son récit de l’Escalade
Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, Goldast séjourna temporairement à Saint-Gall en 1599, où son protecteur Bartholome Schobinger l’hébergea chez lui. Après un bref séjour à Bischofszell en septembre et octobre, Goldast se rendit à Genève en octobre encore. Les raisons de ce choix ne peuvent pas être déterminées avec certitude; il est toutefois possible qu’il ait suivi les conseils de ses correspondants zurichois (parmi lesquels Caspar Waser et Johann Wilhelm Stucki), qui entretenaient des contacts étroits avec leurs collègues de l’Académie réformée genevoise (à l’époque, entre autres, Théodore de Bèze). Dans une lettre du 5 novembre 1599 à Caspar Waser, Goldast exprime sa déception sur le faible niveau de l’enseignement académique à Genève. Goldast vécut d’abord à Genève en tant que professeur privé et accompagnateur d’un jeune Zurichois, Johann Konrad Wiest, qui fréquentait également l’Académie; de tels arrangements étaient courants au début de l’époque moderne et bien au-delà. Goldast et son protégé vécurent d’abord dans la pension de Samuel Brun, professeur au Collège de Genève. Goldast était extrêmement mécontent de cet hébergement – il se plaignait entre autres des nuisances sonores, de la mauvaise nourriture et du fait que la plupart des habitants de la maison Brun parlaient le patois, le dialecte français savoyard, que Goldast considérait comme pire encore que le dialecte appenzellois en allemand, qu’il détestait apparemment aussi. Il déménagea avec son élève chez le musicien de la ville, Jean Servin. Parmi les autres problèmes de Goldast, il y avait un élève privé de Zurich du nom de Hottinger qui ne voulait pas payer (donner des leçons était la principale source de revenus de Goldast), l’absence de ses bagages, qui se trouvaient encore à Saint-Gall, puis le rappel prématuré de son protégé Wiest à Zurich par son père (qui ne se montra pas pressé de payer Goldast, resté à Genève, pour les services rendus) ainsi que des problèmes de santé. Ces difficultés furent compensées par le soutien financier continu de Schobinger et par les contacts de Goldast avec des personnalités importantes de la vie intellectuelle genevoise. Ainsi, Jacques Lect lui confia la révision de son édition de Symmaque, qui parut en 1601, et Goldast travailla de son propre chef à plusieurs éditions d’auteurs antiques (Valerianus, Dositheus), qui parurent également à Genève en 1601. Il continua par ailleurs à donner des cours privés, trouva le temps de faire de longues lectures (on a conservé ses écrits des années 1599-1605) et suivit des cours à l’Académie en tant qu’étudiant, avec un accent sur l’érudition juridique. En 1600, il publia le discours De duplici concordia de Juste Lipse, ce qui fut gênant pour Lipse, qui s’était entre-temps à nouveau converti au catholicisme et était actif à l’université de Louvain; car dans ce discours tenu à Iéna en 1573, Lipse se préentait encore comme un luthérien convaincu. Lipse nia énergiquement en être l’auteur et accusa Goldast d’avoir fabriqué un faux, ce que Goldast qualifia à son tour d’accusation mensongère; il est aujourd’hui considéré comme certain que le texte du discours était authentique et que Goldast l’avait édité dans l’intention de nuire à Lipse. En mai-juin, Goldast séjourna quelques semaines à Lausanne, puis retourna à Genève, qu’il quitta finalement définitivement en janvier 1603, en compagnie du duc de Bouillon, Henri de la Tour d’Auvergne (1555-1623), qui l’avait engagé comme secrétaire. Dans cette fonction, il séjourna quelque temps avec le duc à la cour du comte palatin à Heidelberg. Comme la vie de cour ne lui plaisait pas, il retourna dès l’automne chez Schobinger à Saint-Gall, qui lui trouva un poste de précepteur au château de Forstegg; le reste de sa biographie a déjà été esquissé plus haut. Les derniers mois de Goldast à Genève furent marqués par l’Escalade. Il rédigea son récit de cet événement jusqu’en mai 1603, et on sait qu’en novembre 1603, l’ouvrage était prêt à l’impression: il le mentionne dans une lettre adressée à Marquard Freher, juriste de Heidelberg et fonctionnaire de la cour du Palatinat électoral, dans laquelle il lui promet de lui envoyer prochainement un exemplaire. Goldast publia son ouvrage sous le pseudonyme de Sallustius Pharamundus Helvetius, mais tout le monde (les biographes et les bibliographes) savait qu’il était l’auteur de cet écrit. Aucune raison objective n’explique cette volonté de rester anonyme. Quoi qu’il en soit, ce fut un échec.
Si l’on s’interroge sur le sens intrinsèque de ce pseudonyme, il s’explique d’une part par le fait que Salluste, auteur de deux monographies historiques connues et importantes (Coniuratio Catilinae, Bellum Iugurthinum), était sans doute l’auteur antique le plus connu du genre auquel Goldast s’essayait pour la première fois en écrivant sur l’Escalade (Tite-Live et Tacite, avec leurs œuvres annalistiques de grande envergure, auraient été beaucoup moins appropriés comme prête-noms). Concernant le Catilina, c’est peut-être du portrait sinistre que brosse Salluste de son protagoniste et de ses partisans (voir en particulier Catil. 5 et 14-23) que Goldast s’inspire pour dénigrer ouvertement les agresseurs savoyards, surtout d’un point de vue moral. Indépendamment de sa motivation profonde, son auto-représentation en tant que Salluste a laissé beaucoup de traces dans l’écriture, Goldast faisant de nombreux emprunts stylistiques et contextuels aux œuvres historiques du Romain. Contrairement aux citations de la Bible et d’autres auteurs, qui sont mises en évidence par l’italique et dont la source est indiquée dans des notes marginales, le lecteur doit découvrir par lui-même à quel point Goldast se sert de Salluste. Un public latiniste pouvait se réjouir de reconnaître de telles citations et références intertextuelles, et se sentir ainsi confirmé dans son assurance élitiste d’avoir reçu une meilleure éducation que la plupart des gens. Cela ne demandait pas un effort trop important, car Salluste, en raison de la relative simplicité de sa langue, a toujours fait partie des auteurs romains les plus étudiés à l’école ; sa connaissance ne nécessitait donc pas de compétences particulières.
En ce qui concerne les citations bibliques, il faut noter que Goldast, en tant que protestant convaincu, n’utilise pas la Vulgate de Jérôme. La version latine de la Bible qu’il utilise est la traduction de l’Ancien Testament d’Emmanuel Tremellius (1510-1580), un érudit juif converti au calvinisme ; cette traduction était très appréciée et fut souvent rééditée dans les milieux réformés. Réalisée avec l’aide du théologien réformé Franciscus Junius l’Ancien (1545-1602), elle fut publiée pour la première fois en cinq parties chez Wechel à Francfort-sur-le-Main entre 1575 et 1579. Elle fait partie des nombreuses traductions protestantes de la Bible en latin réalisées au XVIe siècle sur la base des textes hébreux et grecs; le latin était en effet toujours aussi important dans le domaine de l’enseignement et de l’érudition, même dans la nouvelle foi. Nous ne savons pas laquelle des différentes impressions de cette Bible Goldast avait en sa possession lorsqu’il travaillait sur le Carolus Allobrox.
Nous ne disposons d’aucune information sur les objectifs que Goldast poursuivait avec son Carolus Allobrox. Au vu de ses conditions de vie souvent précaires, il serait certes plausible de supposer qu’il espérait une récompense de la part du Conseil de Genève; aucun document ne permet toutefois d’étayer cette hypothèse. Nous considérons que l’hypothèse de Gardy, selon laquelle Goldast se serait engagé dans une activité littéraire sans tenir compte de ses intérêts personnels et par pure sympathie pour la Genève héroïque, est trop éloignée de la réalité et incompatible avec la personnalité de Goldast telle qu’elle apparaît dans les témoignages qui nous sont parvenus.
On peut supposer que Zurich est le lieu d’impression du Carolus Allobrox, car en juillet 1603, son ami zurichois Waser lui fait part de l’avancement de l’impression d’un ouvrage qu’il ne nomme pas et qui devait être le récit de l’Escalade. Dans cette édition, entre la page de titre et le Carolus Allobrox se trouve une page contenant plusieurs citations: un bref Elogium Genevae de la plume du landgrave réformé Maurice de Hesse-Cassel ainsi que trois courtes citations peu flatteuses d’Horace (Epod. 16, 6), de Cicéron (Pro Fonteio 7 [15]) et de Florus (3,2) sur les Allobroges (considérés comme les ancêtres des Savoyards). Le Carolus Allobrox est suivi de plusieurs pages de paratexte: un extrait du poème en hexamètres Geneva deliberata d’Antoine de La Faye, qui avait encore paru à Genève en 1602 chez Chouet, directement sous l’influence de l’Escalade; puis une citation dirigée contre les Allobroges antiques, à nouveau tirée du discours de Cicéron Pro M. Fonteio (16 [36]); une paraphrase poétique grecque du psaume 123 en hexamètres (d’un certain «D. I. M.») adressée à l’auteur du Carolus Allobrox, ainsi que quatre autres poèmes dans des mètres différents, qui font référence de diverses manières à la victoire de Genève et dont l’auteur est désigné par le sigle «G. G. D.». Probablement la même année que cette première édition parut à Genève une édition du Carolus Allobrox, dans laquelle l’auteur n’est plus désigné sous le pseudonyme Sallustius Pharamundus mais reste simplement anonyme. Cette édition est en grande partie identique, mais ne reprend pas les paratextes contenus dans l’édition zurichoise, ni les notes marginales indiquant les sources. Une traduction française de Carolus Allobrox parut également en 1603, probablement chez l’imprimeur genevois Jean II de Tournes; elle n’a été remise au jour qu’au XXe siècle par le bibliothécaire genevois Frédéric Gardy. Nous devons ici laisser ouverte la question de savoir si elle a été publiée avant ou après l’édition genevoise du texte latin.
Notre choix d’extraits
Une présentation et une traduction globales de ce texte sont prévues dans une autre publication. Pour la présentation partielle sur Humanistica Helvetica, nous nous basons sur l’édition zurichoise, y compris ses notes marginales. Nous choisissons en premier lieu la préface de Goldast, qui met en évidence les convictions (historico-)théologiques de l’auteur à la base du Carolus Allobrox, ainsi que le portrait peu flatteur du duc de Savoie qui vient juste après et dont le caractère agressif en fait l’un des passages les plus marquants de l’ouvrage sur le plan littéraire.
Goldast, alias Sallustius Pharamundus, commence son livre par une réflexion qui fait clairement allusion au début du Bellum Iugurthinum de Salluste, mais dont il corrige les propos dans un sens chrétien. Salluste avait critiqué le fait que les hommes ne se laissent pas guider par la vertu ou la bravoure (virtus). Pour Goldast, en revanche, les hommes se trompent lorsqu’ils se laissent trop guider par leur propre virtus et non par Dieu, dont Goldast reconnaît aussitôt la toute-puissance et la providence en s’appuyant sur des citations bibliques. Dieu protège les hommes honnêtes et qui le vénèrent de manière juste, mais il laisse les mauvais livrés à eux-mêmes. Ainsi, la protection la plus importante d’un État est l’attitude morale de ses citoyens. Pour étayer son point de vue, Goldast se réfère à la Cité de Dieu d’Augustin, au poète comique antique Plaute ainsi qu’au discours de l’Ammonite Achor, tiré du livre de Judith, dans lequel celui-ci tente en vain de dissuader Holopherne de ses projets d’expédition contre les Juifs. La citation du De civitate Dei 2,16 d’Augustin invite à se souvenir de sa doctrine des deux États et prépare le lecteur à comprendre le conflit entre Genève et la Savoie comme une lutte entre le bien et le mal. Comme nous l’avons déjà mentionné, les emprunts à la Bible et à d’autres auteurs sont clairement signalés par l’auteur lui-même, qui indique les références en italique (nous les indiquons pour notre part dans les notes). Les références à Salluste sont en revanche laissées à l’appréciation des lecteurs érudits; mais le pseudonyme de l’auteur devait leur faire soupçonner la présence de tels intertextes.
Le portrait du duc de Savoie se rattache directement aux réflexions théologico-historiques de Goldast développées dans la préface. Charles Emmanuel est dépeint comme un homme physiquement infirme, méchant, intéressé par l’occulte et ne cherchant qu’à détruire. Goldast se sert ici d’une part des éléments d’une légende noire, qui n’est pas en tous points objectivement fondée et que les adversaires du duc avaient tissée autour de sa personne. D’autre part, Goldast établit, à l’aide de références intertextuelles, une relation typologique indéniable entre le duc de Savoie et la figure du traître et ennemi public Catilina dans l’œuvre éponyme de Salluste. Cependant, le duc de Savoie est présenté de manière plus négative que Catilina: tandis que Salluste reproche à ce dernier son mauvais caractère mais lui reconnaît une certaine force mentale et physique, Goldast décrit le duc comme ayant un mauvais caractère et comme un infirme à l’esprit faible. En citant les Saintes Écritures, Goldast assimile les réformés genevois harcelés par le duc avec le peuple élu de l’Ancienne Alliance et représente le duc comme le digne successeur du pharaon (dans le livre de l’Exode) et d’Holopherne (dans le livre de Judith). Le livre de Judith était certes considéré comme apocryphe par les protestants, car il n’a pas été transmis en hébreu, mais seulement dans la Septante grecque; ce qui n’empêchait pas un pieux respect pour son contenu. Les réformés genevois devenaient donc les successeurs du peuple d’Israël. Goldast reprend ainsi une perception de soi déjà répandue dans le calvinisme français et genevois depuis le XVIe siècle; là, contrairement à d’autres régions réformées (comme les Pays-Bas ou les îles britanniques), on s’inspirait davantage des événements de l’Ancien Testament que de ceux du Nouveau Testament ou de l’Église primitive des martyrs pour s’auto-représenter. En somme, ces références littéraires montrent d’emblée que le récit sera délibérément partial.
Du point de vue de la recherche historique moderne, ce que Goldast dit des influences extérieures auxquelles Charles Emmanuel aurait été soumis mérite d’être corrigé. Il donne l’impression que Charles Emmanuel était encouragé dans ses projets contre Genève par le pape et le roi d’Espagne. La réalité historique est différente: le pape, qui voulait éviter un nouveau désaccord entre les deux grandes puissances catholiques que sont l’Espagne et la France (qui ne souhaitait pas une conquête savoyarde de Genève), conseilla à Philippe III d’Espagne de soutenir activement les plans savoyards contre Genève. Philippe se déclara prêt à aider Charles Emmanuel à conserver Genève pour autant qu’il s’en empare par ses propres moyens. L’ambassadeur d’Espagne en Savoie ne fut pas informé par Charles Emmanuel de l’opération qu’il avait projetée. Goldast n’est pas le seul à avoir interprété de manière erronée le rôle de l’Espagne; l’interprétation qu’il défendait prévalut jusqu’à l’étude des sources historiques aux XIXe et XXe siècles.
Le deuxième et dernier extrait présenté sur ce portail est le récit de l’exécution des prisonniers de guerre savoyards (qui permet à Goldast de se livrer à une moquerie anticatholique) et de la mémoire honorable que Genève rend à ses héros morts. En raison de la longueur du récit, nous avons renoncé à présenter les préparatifs de l’attaque, racontés en détail par Goldast (même s’ils ne sont pas totalement exacts d’un point de vue historique), ainsi que le déroulement détaillé de l’Escalade. Il n’était pas non plus possible d’en extraire des passages isolés, car ceux-ci auraient difficiles à comprendre hors de leur contexte. Mentionnons toutefois le fait que Goldast oppose son ami et protecteur Lect, en tant qu’ambassadeur genevois, au duc de Savoie dans une joute oratoire qui précède l’Escalade (fol. B2vo et suiv. dans l’édition zurichoise).
Dans le deuxième extrait que nous présentons, on apprend comment les Genevois se sont vengés juridiquement des prisonniers de guerre. Une telle justice des vainqueurs est loin d’être moralement irréprochable, mais de telles préoccupations n’ont pas leur place dans la présentation délibérément unilatérale et pro-genevoise de Goldast. À ses yeux, les Savoyards exécutés ont subi en miroir ce qu’ils avaient réservé aux Genevois, et il justifie leur punition par une maxime correspondante du droit romain classique. Dans ce passage, le recours à l’Ancien Testament n’est pas non plus absent. Charles Emmanuel est à nouveau comparé avec de grands ennemis du peuple d’Israël, Goldast lui mettant dans la bouche, pour illustrer son attitude envers les Genevois, les paroles du pharaon (Exode) et d’Holopherne (Judith), qui de leur côté avaient échoué dans leurs exactions contre le peuple élu. Goldast ne mentionne toutefois pas une différence essentielle: alors que le pharaon et Holopherne ont eux-mêmes été tués, dans le cas du duc, seuls quelques officiers et soldats ont connu le même sort. Goldast donne à la scène de la condamnation et de l’exécution une dimension littéraire en s’inspirant de la condamnation et de l’exécution des partisans de Catilina chez Salluste (Catil. 55,1-6), en s’aidant de quelques parallèles factuels (exécution rapide pour éviter un changement de décision; origine noble des personnages exécutés, dont les noms sont cités).
Les formules sacrées avec lesquelles de nombreux soldats catholiques sont entrés en campagne contre Genève donnent à Goldast l’occasion de se moquer de la superstition des catholiques. Son récit selon lequel les soldats auraient reçu ces billets des jésuites est historiquement exact (Alexandre Hume, originaire d’Écosse, s’était illustré de manière peu glorieuse à cet égard) et ne donne pas une bonne image de ces prêtres, d’autant plus qu’ils agissaient ainsi clairement à l’encontre des directives de l’Église.
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La Thurgovie était alors un bailliage commun des sept cantons de Zurich, Lucerne, Uri, Schwyz, Unterwald, Zoug et Glaris ; c’était une région de confession mixte.
Le nombre de victimes est donné par Fatio et Nicollier (2002), p. 77.