L’Escalade de Genève

Traduction (Français)

Traduction: Kevin Bovier (notes originales en allemand: Clemens Schlip)


Fol. A 2ro-A 4ro

Charles de Savoie ou l’histoire de l’attaque-surprise de la ville de Genève par les Savoyards

C’est avec un orgueil excessif que le genre humain se fie à sa propre nature, car il est belliqueux et audacieux et se laisse guider par sa force plutôt que par le conseil de Dieu. Au contraire, si l’on y réfléchit, on se rend compte qu’un tel comportement est inopportun et que c’est davantage la faiblesse que la force qui prive Dieu de sa providence, car le guide et le souverain de l’histoire humaine est Dieu, lui qui dirige tout selon sa volonté, lui qui en raison de sa nature et de sa puissance incomparables est nommé «le Seigneur des armées, Dieu Sabaoth». C’est-à-dire qu’il prépare la guerre sur terre et sur mer et la mène contre ceux dont il veut la perte et la ruine à cause de leurs crimes. Pour arriver à ses fins, il se sert autant des méchants que des bons; et il n’a pas besoin de forces humaines, qu’il peut donner ou arracher à qui il veut. Tout ce qui a trait aux affaires humaines est tel qu’il est impossible de s’y fier entièrement. Ni les troupes, ni les sentinelles, ni la jeunesse de l’élite, ni la puissance des armes, des projectiles ou des chevaux, ni les engins de guerre, ni les canons ne l’emportent sur la puissance et la violence des ennemis. Des montagnes rocheuses, des forts étendus, des remparts d’une hauteur immense, des accès très étroits, des lieux escarpés: ces obstacles sont plus ardus et difficiles qu’infranchissables. «Si le Seigneur ne défend pas la cité, c’est en vain que le gardien est vigilant; c’est en vain qu’il y en a qui se lèvent au point du jour, qui restent debout tard; ainsi accorde-t-il le sommeil à ses bien-aimés», qui s’efforcent de l’honorer, d’être honnêtes, de faire preuve de zèle et de pratiquer d’autres vertus. Il a promis d’être «leur char et leur conducteur»; dans la nécessité, il est «un rocher solide, un lieu très fortifié pour les préserver, une pierre et un rempart, qu’il guide et conduit à cause de son nom». Mais ce n’est pas le cas des impies et des scélérats, qui sont saisis par des désirs malsains et sont tombés dans l’orgueil et la cruauté, se sont abandonné quelque temps à la funeste luxure; dès qu’ils ont eu le loisir, autant que possible, de négliger Dieu, de souiller tout ce qui est sacré et profane, de n’avoir ni scrupule ni respect pour rien, il les laisse seuls et à l’abandon, et ils voient donc toujours à leurs portes de très grandes montagnes d’hostilité à leur égard. Après cela, s’ils négligent de revenir vers lui, une ruine totale remplace immédiatement leur lourd chagrin, de sorte que, avec l’anéantissement de tout espoir et de toute aide, ils ne trouvent nulle part de refuge fiable. Et c’est pourquoi, s’il vient à l’esprit des mortels de soumettre un peuple ou de vaincre un ennemi, il ne faut pas seulement observer l’aspect extérieur de la ville, pour voir si le manque de vigilance est une plus grande force pour inciter à l’attaque que la fortification n’en a pour dissuader; mais il faut aussi bien observer les mœurs des habitants. «Les vices de l’esprit, de la vie, des mœurs ont tant d’importance que les hommes les plus savants certifient que les États en périssent, même lorsque les villes tiennent bon». Parmi eux, le prince de la comédie a écrit dans un poème exquis et perspicace:

Si les habitants ont de bonnes mœurs, je pense que c’est là un beau rempart,

Pourvu que soient bannies de la ville la perfidie, les malversations et la convoitise;

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En quatrième l’envie, en cinquième l’ambition, en sixième la calomnie,

En septième parjure, en huitième la négligence,

En neuvième l’injustice, en dixième, la pire des attaques, le crime;

Si ces maux n’en sont pas éloignés, cent murs ne suffiront pas à protéger l’État.

 

Mais en leur absence, des centaines de milliers de personnes sont incapables de détruire l’État. Les témoignages historiques l’attestent, les exemples le prouvent; c’est ce que constata Achor, le très sage chef des Ammonites, et il dut en persuader Holopherne dans la mesure de ses possibilités. En effet, tous les princes, les chefs et les satrapes approuvaient par un honteux consentement ce qu’Holopherne voulait faire; il ne s’en trouva qu’un pour dire franchement au général, entre autres choses, ceci: «Seigneur général, si ce peuple a commis une erreur et a péché contre son Dieu, il faut en tenir compte, car cela leur causera préjudice et nous les vaincrons en montant vers eux; si au contraire il n’y a pas d’injustice dans ce peuple, que mon seigneur, je l’en prie, les laisse tranquilles, de peur que, peut-être, leur Seigneur et Dieu ne les protège et que nous nous couvrions de honte à la face de toute la terre.» Si le duc de Savoie avait écouté avec attention le conseil de ce passage connu plutôt que celui d’Albigny, un traître et un fourbe, il n’aurait pas été l’objet d’une moquerie éternelle pour tous les mortels. À ce sujet, je dirai en peu de mots ce que je pourrai, le plus fidèlement possible, mais il me faut donner quelques explications sur les mœurs perfides du duc avant de commencer le récit.

Charles Emmanuel, duc de Savoie et de Piémont, est mentalement et physiquement faible, car il est bossu, mais sa nature est malfaisante et perverse. Dès sa jeunesse, il a aimé les guerres, les massacres, les malheurs de ses sujets, la dévastation de son duché, la discorde entre les princes; mais cet homme lâche et timide a préféré que d’autres que lui commettent ces actes. Effronté, fourbe, inconstant, il convoite le bien d’autrui, gaspille le sien, brûle de passions charnelles, est passionné de magie, art pour lequel il eut toujours des maîtres de choix, venus de partout; c’est un homme fou qui a toujours eu des désirs immodérés, incroyables, démesurés. Après la mort de son père, Emmanuel Philibert, prince dont le calme était dû à la crainte plus qu’à l’esprit, un très grand désir de bâtir un royaume l’avait envahi; et il n’avait pas réfléchi aux moyens d’y parvenir, du moment qu’il pouvait se procurer ce royaume. Car son caractère était disposé de telle manière qu’il ne trouva jamais de plaisir dans ce qui était permis par la nature ou autorisé par les lois. Son esprit féroce était de jour en jour plus excité par les promesses du pontife romain et du roi d’Espagne, qui lui faisaient de vaines et futiles promesses sur un royaume ancien, celui de Bourgogne ou de Cottius, bercés par le faux espoir de faire disparaître le roi de France. Ils lui donnèrent sans doute de l’or, lui se donna du mal. Mais si je voulais exposer en détail et conformément à l’importance du sujet ses actes perfides et criminels, par lesquels il s’est déshonoré de son plein gré, le temps me manquerait plus que la matière; c’est pourquoi, comme le sujet même semble m’y inciter, je n’en énumérerai qu’un petit nombre, autant que je pourrai m’en rappeler.

 

Fol. E 3ro-E 4vo

Après la victoire et le retour au calme en ville, les syndics mirent en place des postes de garde, comme l’exigeaient la situation et les circonstances, convoquèrent le Conseil des Soixante et délibérèrent du sort qu’il fallait réserver à ceux qui avaient été faits prisonniers. Ils prirent la décision suivante: comme la ville, en pleine paix, avait couru un très grave danger à cause de cet acte téméraire et impie et que ces individus avaient été pris sur le fait et avoué avoir préparé un bain de sang, des incendies et d’autres crimes odieux et cruels contre leurs amis, il fallait les châtier comme les coupables de crimes capitaux, non pas pour les punir de leurs actes, mais parce qu’ils avaient la certitude qu’en prenant cette décision à leur sujet, ils jugeaient en même temps tous les Savoyards qui oseraient commettre des forfaits aussi impies en temps de paix et de trêve; et plus ils agiraient avec fermeté, plus ils affaibliraient leur résolution. Une fois la décision prise, les syndics, estimant que la meilleure chose à faire était d’avancer l’exécution au jour même, qui était un dimanche, afin d’éviter toute tentative de révolution dans l’intervalle, ordonnèrent au juge de préparer tout ce qui était nécessaire à l’exécution. Là où ils avaient escaladé les murs, il y a une fortification avancée qu’on appelle le bastion de l’Oie en français, c’est-à-dire [munimentum] Anserinum. Là, sous les yeux des Savoyards, on dressa pour les condamnés une potence en forme de fourche, sur laquelle furent hissés Sonat, Chaffardon et Attignac, les mains liées devant eux; puis le bourreau, à qui on avait donné des ordres, les étrangla. C’est ainsi que ces barons issus de familles illustres préférèrent une exécution très humiliante à une mort glorieuse, alors qu’il aurait été tout à leur honneur de mourir pour leur prince. Sonat ne pouvait en effet s’attendre à aucune indulgence, lui qui franchit les murs le premier pour venger la mort de son père (celui-ci était à la tête de l’armée savoyarde et fut tué par les Genevois lors d’une juste bataille); Attignac, triplement, quadruplement perfide, et pour cette raison aimé et chéri du duc, pouvait encore moins s’attendre à être gracié, pour tous les actes qu’il avait osé commettre coup sur coup de manière impie et criminelle dans les églises durant la guerre de la Ligue. On exécuta de la même manière les autres soldats de rang inférieur, qui s’étaient tout aussi honteusement rendus. Leur audace fut accrue au début par des formules mystérieuses qu’ils disaient avoir reçues des jésuites de Thonon pour se protéger de la puissance des ennemis et de leurs troupes. On voyait dans ces formules des croix, le début de l’Évangile de Jean, les noms de Marie, de Jésus et de la Trinité, et je ne sais quels caractères inconnus, au-dessous desquels étaient écrits ces mots en français: «Quiconque portera ce papier ne périra ce jour-là ni sur terre, ni sur mer, ni par l’épée.» Et il ne mentait pas, même si Satan a détourné ces paroles solennelles. En effet, après qu’on leur eut retiré le papier la nuit précédente, ils furent pendus dans l’après-midi. Les corps furent exposés pendant trois jours et trois nuits: ceux des pendus à la potence, les autres gisaient dans les rues, là où chacun d’eux s’était arrêté et avait rendu l’âme; le quatrième jour, sur décision du Conseil, on les descendit de la potence et on leur trancha la tête. Le bourreau procéda de même pour tous les autres. Les têtes, au nombre de 67, sont clouées sur la potence. C’est ainsi que sont humiliés les fourbes et les briseurs de paix, qui sont mis à mort pour la vengeance et la gloire. Les corps décapités sont emportés par le Rhône jusqu’à la mer, où ils servent de nourriture aux poissons. «Car il doit supporter que ce qu’il avait jugé justifié pour une autre personne soit aussi valable pour sa propre personne.» Le Savoyard avait dit: «Je poursuivrai, obtiendrai et partagerai le butin; mon âme sera rassasiée d’eux, je tirerai mon épée, ma main les amènera au ciel.» «Il disait qu’il mettrait le feu aux frontières» de Genève, «et éliminerait sa jeunesse par l’épée, jetterait à terre les nourrissons, exposerait ses enfants à la dévastation et ferait de ses jeunes femmes une prise de guerre», et qu’il jetterait tous les corps dans le fleuve. «Mais le Seigneur tout-puissant les a abattus de sa main puissante.» «Qu’ainsi périssent tous tes ennemis, Jahvé; mais que ceux qui t’honorent soient fortifiés, comme lorsque le soleil apparaît dans toute sa force.»

Parmi les citoyens, dix-sept moururent: ils furent enterrés à l’intérieur des murs et le Conseil et le peuple genevois érigèrent un monument public en leur honneur, contrairement à la coutume. Car leur «mort, qui est une dette envers la nature, est particulièrement heureuse dans la mesure où elle est acquittée pour la patrie». Le même jour, des échelles, des marteaux, des pinces, des fascines, des pétards et d’autres butins ont été fixés au monument de la victoire. Enfin, le Conseil les attribua à titre de butin et de récompense à ceux dont ils avaient entendu dire qu’ils s’étaient montrés plus valeureux au combat que les autres.