Odes sacrées
Athanasius Gugger
Introduction: Clemens Schlip (traduction française: David Amherdt). Version: 22.07.2025
Date de composition: le terminus ante quem est la date de publication.
Éditions: Odarum Sacri Libri IV de sanctis, quos Ecclesia Romana publice per annum veneratur, Saint-Gall, Klosterdruckerei, 1664, p. 27-28; p. 34-36; p. 96-100; p. 315-317; p. 326-328; p. 438-441; p. 473; deuxième impression 1693. Texte pour comparaison avec le texte 5: Hymnorum Sacrorum Libri IV. de Sanctis quos S. R. Ecclesia publice per annum veneratur, Saint-Gall, Klosterdruckerei, 1661.
Mètre: strophe alcaïque (textes 1, 2 et 3); strophe saphique (textes 4 et 5; texte pour comparaison avec le texte 4; texte 6).
Notre présentation de la vie et de l’œuvre d’Athanasius Gugger se limite à quelques orientations générales. Le lecteur trouvera ailleurs un examen plus détaillé de l’œuvre lyrique de Gugger.
Jakob Gugger naquit le 8 août 1608 à Berneck (aujourd’hui dans le canton de Saint-Gall), dans le bailliage commun confédéré de la vallée du Rhin, où le couvent de Saint-Gall disposait de vastes propriétés foncières. Le 5 août 1625, après avoir fréquenté l’école du couvent de Saint-Gall, il y fut admis comme novice et prononça ses vœux le 24 août 1626, échangeant son nom de baptême contre le nom religieux d’Athanas(ius). Ordonné sous-diacre le 25 mai 1530, diacre le 2 avril 1631 à Constance, il fut nommé praeceptor humanitatis le 4 juin 1633 et professeur d’humanités le 1er janvier 1635; le 1er mars 1635, il fut ordonné prêtre, toujours à Constance. Sans doute fit-il très tôt la preuve de talents intellectuels particuliers, puisque dès 1635, son abbé le dispensa partiellement de ses devoirs ecclésiastiques en faveur de ses études théologiques et le nomma praeceptor omnium exterorum scholarium. En automne 1635, on lui confia huit élèves de l’école (fondée en 1624) du couvent de Mariaberg près de Rorschach, et le 2 janvier 1636, on lui confia également tous les autres élèves de l’école. À partir de juin 1637, après avoir terminé ses études de théologie à Saint-Gall, Gugger passa deux ans à Neu Sankt Johann dans le Toggenbourg, où il enseigna la rhétorique, puis fut rappelé à Rorschach, également pour y enseigner la rhétorique. D’avril 1641 à mai 1642, il étudia le droit à l’université d’Ingolstadt, où il assista sans doute à des pièces de théâtre jésuites (des représentations en 1641 et 1642 sont attestées). En juin 1642, l’abbé le nomma préfet et professeur des classes d’humanités de Saint-Gall; en octobre 1645, on lui confia également, avec un confrère, les élèves de Rorschach, qui, au reste, étaient peu nombreux. En 1649, il devint en outre responsable des cuisines à Rorschach et, en 1653, sous-prieur et maître des novices à Saint-Gall. Son activité pédagogique fut interrompue en octobre 1655, lorsqu’il dut assumer pendant dix jours le ministère catholique à Wildhaus dans le Toggenburg (lieu de naissance de Zwingli), une ville confessionnellement paritaire. Sur sa demande instante, il fut autorisé à reprendre son métier d’enseignant, qu’il exerça dès lors en tant que professeur de rhétorique à Rorschach (à partir de 1657) et à Saint-Gall (en plus de Rorschach, à partir de septembre 1659); il enseigna également le grec durant une courte période à Saint-Gall. En juin 1661, il devint sous-prieur de Neu Sankt Johann dans le Toggenburg, où il fut est également professeur de logique. En novembre 1661, il fut nommé doyen et professeur de philosophie à l’abbaye de Disentis (canton des Grisons), qui faisait également partie de la congrégation bénédictine suisse depuis 1617. Il enseigna ensuite, à nouveau à Saint-Gall, aux frères lais (convers) de cette ville. À la fin de sa vie, il souffrait de maladies gastriques et intestinales ainsi que d’une démence apparemment prononcée. Il mourut le 24 janvier 1669 à Saint-Gall dans de terribles souffrances.
Gugger fut un auteur prolifique. Il rédigea des thèses académiques et édita l’Alexandreis de Gautier de Châtillon, un texte latin médiéval, sur la base de manuscrits se trouvant à Saint-Gall et à Engelberg. Dès son noviciat (à partir de 1627), il composa des poèmes en vers latins, conservés sous forme manuscrite à Saint-Gall; outre les poèmes portant son nom, il est probable que des textes transmis anonymement lui aient été attribués. Entre 1642 et 1664, il déploie une intense activité poétique. Jusqu’à présent, ce sont surtout ses pièces de théâtre qui ont retenu l’attention des chercheurs. Gugger composa des pièces sur les saints qu’il qualifia, à une seule exception près, de Tragicomodia ou de Tragoediae: S. Notkerus (1642); Justus et Pastor martyres (1644); Joannes Gualbertus ignoscens (1646); Edmundus puer (1647), la seule comédie (comoedia); S. Babylas et socii (1648); Vitus martyr cum sociis martyribus (1651); Divus Othmarus (1660) sur Otmar, le fondateur de l’abbaye, le saint le plus important de Saint-Gall après et avec Gallus. Gugger est aussi l’auteur d’une tragédie intitulée Julianus Apostata (1643) sur le passage de l’empereur Julien du christianisme au paganisme, et d’une comédie de mœurs appelée Crisorius sive homo impius (1645), sur un riche obstiné dans son péché qui ne parvient pas à se convertir avant sa mort et est traîné en enfer par des démons. Toutes ces pièces n’existent que sous forme manuscrite (comme c’est généralement le cas pour les pièces scolaires), et ce parfois dans plusieurs manuscrits et en différentes versions; Gugger semble toutefois avoir au moins eu l’intention d’imprimer ses pièces, et il en conserva des periochae (sommaires) imprimées. Enfin, il écrivit deux pièces en un acte: une Actio salutatoria à l’occasion de la translation des reliques des saints des catacombes romaines Antoninus et Theodorus de Rorschach à Neu Sankt Johann le 4 octobre 1654, dans laquelle les deux saints sont chaleureusement salués par des saints dont les reliques se trouvent depuis longtemps à Saint-Gall; diverses personnifications y prennent en outre la parole (en particulier le Vieux Pays et Rorschach), ainsi que des Silènes, Cérès, un chœur de sirènes, etc. Il est aussi l’auteur d’une Solemnis inauguratio et benedictio pour la consécration abbatiale de Gallus Alt le 7 mai 1656, dans laquelle les patrons de l’abbaye, son prédécesseur, le cardinal Charles Borromée, et quelques personnifications (Benedictio et les quatre vertus cardinales) souhaitent au nouvel abbé plein succès dans sa nouvelle fonction.
Gugger composa à trois reprises des cycles poétiques composés de poèmes sur tous les saints de l’année liturgique. Le dernier en date est un recueil intitulé Annus Sanctus; il s’agit principalement de monodistiques, presque toujours en vers élégiaques. Ce recueil ne fut pas imprimé, mais remplit six volumes de manuscrits de la bibliothèque de l’abbaye. En revanche, les deux cycles précédents furent imprimés: en 1661, Gugger publia les Hymni Sacri, aux éditions de l’abbaye, et en 1664 les Odae Sacrae. Il existe des copies manuscrites des deux recueils (Cod. Sang. 1388, fol. 213r-406r et Cod. Sang. 1390B), qui ne peuvent toutefois pas avoir servi de modèle à l’impression, les différences entre celle-ci et les copies étant trop nombreuses. Malgré des titres différents, il n’y a guère de différences entre les Hymni et les Odae, tant sur le plan du contenu que de la forme. Tous deux proposent dans l’ordre chronologique, en commençant par le 1er janvier, des poèmes latins en vers lyriques antiques sur les saints et les solennités de l’année liturgique. Contrairement aux odes, les hymnes se terminent généralement par l’expression Et Deo Trino etc., qui rappelle la formule de louange trinitaire (doxologie) à la fin d’un hymne liturgique ou d’un psaume utilisé dans la liturgie, et correspond aux usages de la liturgie des heures de l’Église catholique, dont Gugger s’est d’ailleurs inspiré dans sa collection d’hymnes.
Nous présentons au total six odes, car ce recueil nous semble globalement plus intéressant et plus abouti, ainsi que, accompagnant l’une d’entre elles, un texte tiré des Hymni à titre de comparaison. Il s’agit, dans l’ordre chronologique, des odes pour:
La fête de saint Meinrad (21 janvier)
L’ode à saint Meinrad est dédiée à l’ermite qui vécut au IXe siècle à l’endroit où fut fondée l’abbaye bénédictine d’Einsiedeln quelques décennies après sa mort. Il était donc une figure de référence importante pour un bénédictin suisse comme Gugger. On s’étonnera du fait que Gugger ne fasse pas référence à la légende, si attrayante du point de vue artistique et poétique, de l’assassinat de saint Meinrad par deux brigands, à la suite duquel deux corbeaux, que Meinrad avait apprivoisés, suivirent sans relâche les deux assassins, qui finirent par être démasqués. Aux v. 1-12, il est question de Meinrad enfant. La piété mariale du saint, qui lui vaut les faveurs de la Vierge, ainsi que sa chasteté et ses progrès spirituels précoce sont mis en évidence. Les v. 13-24 font l’éloge de son activité ultérieure. Gugger ne s’intéresse pas aux détails, mais souligne la bravoure de Meinrad ainsi que l’effet dissuasif qu’il eut sur le diable et ses démons. Aux v. 25-28, il souligne que Meinrad doit sa force à l’assistance de Marie; comme le poème compte 48 vers au total, Marie y occupe donc une évidente position centrale. Son rôle important s’explique aussi par le fait que l’abbaye d’Einsiedeln, qui fut construite, après la mort de Meinrad, là où il avait exercé son activité, est le lieu de pèlerinage marial par excellence de la Suisse alémanique, avec sa célèbre Vierge noire, qui a toujours rayonné dans l’aire alémanique du sud. Aux v. 29-48, il est question, pour finir, avec de nombreuses métaphores (horti Elysii, les lilia à connotation mariale, les larmes avec lesquelles il arrose la terre), de la manière dont Meinrad transforme l’eremus – le «désert», l’emplacement de la future abbaye d’Einsiedeln – en un paysage fleuri.
La fête de la Conversion de saint Paul (25 janvier)
L’ode composée pour la fête de la Conversion de Paul décrit, en suivant le récit des Actes des Apôtres (9,1-39), non sans quelques embellissements poétiques, le changement de vie spectaculaire qui fit de Saul, le persécuteur des chrétiens, l’apôtre Paul. Devant Damas, où il se rendait pour persécuter les chrétiens, il perdit momentanément la vue et eut une vision dans laquelle le Christ s’adressait directement à lui pour le convaincre de son erreur. Aux v. 21-24, la jeune communauté chrétienne demande au Christ soit de la libérer du «loup» Paul, soit de faire de ce loup un agneau; aux v. 51-52, on constate, avec la répétition de cette métaphore du loup et de l’agneau, que cette dernière demande a été exaucée. Le paradoxe de Paul honoré de la connaissance de la vérité alors qu’il était aveugle est mis en évidence par Gugger dans les derniers vers du poème (v. 53-60).
Nous présentons également quatre odes adressées à des fondateurs d’ordre: Benoît de Nursie, le saint patron du bénédictin Gugger, François, Dominique et Ignace de Loyola. Il apparaît ainsi clairement que le bénédictin savait également apprécier d’autres formes de vie religieuse. Dans le cas des jésuites, Gugger fait également l’éloge sans réserve de leurs missions extraeuropéennes, un engagement qui, à l’époque, était encore totalement étranger aux bénédictins.
La fête de saint Benoît (1er mars)
L’ode à Benoît reprend quelques événements marquants de la vie du saint que Grégoire le Grand (v. 540-604) avait présentés dans le deuxième livre de ses Dialogi, tout entier consacré au Père de la vie monastique. Conformément à l’importance que Benoît, en tant que père fondateur des bénédictins, devait avoir pour Gugger, cette ode est très étendue, et il va de soi que Gugger, en faisant l’éloge du saint, s’intéresse également à l’ensemble de l’ordre qu’il a fondé. À la fin du poème, le poète se présente comme le fils spirituel de Benoît et exprime l’espoir que cela lui ouvrira les portes du ciel (111b-120).
Aux v. 1-8, l’idéal de bravoure de l’historiographie antique, fondé sur les exploits militaires, est opposé à un idéal supérieur, celui de la vertu chrétienne du dépassement de soi. C’est ainsi que Benoît surpasse même des héros comme Hercule et Hector (v. 9-12). Toutefois, les actions de Benoît et la fondation de son ordre sont ensuite eux-mêmes loués à l’aide de métaphores militaires: en tant que héros d’un nouveau type (v. 20: heros novus), il conduit sa troupe (donc les bénédictins) au ciel (v. 13-20). Les v. 21-64 traitent de différentes occasions où Benoît se montra, dès sa jeunesse, un héros de l’ascétisme et un adversaire du diable. Les v. 65-76 présentent une conséquence des hauts faits de Benoît: des hommes de haut rang n’hésitèrent pas à se joindre à son armée et à fuir les plaisirs de ce monde. Aux v. 77-88, on trouve à nouveau deux scènes de la vie de Benoît, dans lesquelles le diable tenta en vain de s’emparer de lui. Il est ensuite question du respect que le roi ostrogoth Totila témoigna à Benoît lors de leur rencontre. Après avoir – c’est un topos – relevé l’impossibilité d’énumérer toutes les actions de son héros (v. 97-100), le poète évoque une apparition miraculeuse lors de la mort de Benoît, qui attesta qu’il avait été directement enlevé au ciel (101-111a). Le poète conclut en demandant à nouveau au père de son ordre d’intervenir en sa faveur lors du Jugement dernier et de l’aider ainsi à jouir de la béatitude éternelle (111b-120).
La fête de saint Ignace de Loyola (31 juillet)
Gugger dédie cette ode à l’un des saints les plus importants des temps modernes, qui ne fut élevé à l’honneur des autels qu’en 1622. Les versets 1 à 6 décrivent, en s’appuyant sur la mythologie gréco-romaine, le défi de la Réforme auquel Ignace dut faire face. Le mouvement réformateur est comparé à l’Hydre, dont les têtes coupées repoussent sans cesse: ce sont notamment les trois réformateurs Luther, Zwingli et Calvin (3-5). De même que l’Hydre fut tuée par Hercule, un nouvel Hercule doit s’opposer à l’Hydre réformatrice (v. 1); ce nouvel Hercule est l’Espagnol Ignace (v. 10). Les v. 7-12 expliquent en détail comment il doit s’y prendre pour combattre l’Hydre. Cela permet une transition naturelle vers la métaphore du feu, car Hercule avait vaincu l’Hydre, dont les têtes repoussaient sans cesse après avoir été coupées, en cautérisant le cou tout de suite après avoir coupé la tête, empêchant ainsi qu’une nouvelle tête ne repousse. C’est donc une extraordinaire coïncidence qu’Ignace porte déjà dans son nom le feu (ignis) qui lui permit de terrasser l’ennemi (v. 10; le jeu de mots Ignatius-ignis n’est d’ailleurs pas une invention de Gugger, mais un topos courant du panégyrique consacré à ce saint). Le poète passe ensuite à une autre figure mythologique (v. 13-17): Ignace n’est-il pas aussi un nouveau Prométhée, qui apporte le feu céleste sur la terre et enflamme le monde et les cœurs? On rapprochera ce passage des paroles de Jésus affirmant qu’il est venu jeter un feu sur la terre (Lc 12,49). Mais la comparaison avec Hercule est aussitôt reprise, car comme lui, Ignace nettoie les écuries d’Augias. En trois strophes, le poète vante le rôle d’Ignace dans la préservation de la piété et de la foi (v. 21-32). Puis le poète souligne l’importance d’Ignace (ou de l’ordre qu’il a fondé) pour l’évangélisation chrétienne au Japon (Asie), au Brésil (Amérique du Sud) et en Éthiopie (Afrique) (v. 33-40). Le saint du ciel accorde son aide à ses jésuites et se réjouit de leurs succès (v. 41-44); enfin, le poète décrit brièvement la joie du saint et implore son intercession (v. 45-48).
Dans l’ode à Ignace de Loyola, Gugger, en tant que membre d’un ordre ancien, rend hommage sans jalousie au fondateur de l’ordre jésuite, bien plus jeune que celui des bénédictins, et, comme nous l’avons déjà mentionné, fait l’éloge d’un aspect de son travail missionnaire dans le monde auquel les bénédictins de son époque étaient étrangers. Le poème reflète ainsi les relations constructives qui existaient entre l’abbaye de Saint-Gall et les jésuites, sans l’aide desquels la régénération de Saint-Gall après les troubles de la Réforme n’eût pas été possible. Des moines saint-gallois, comme le futur abbé Joachim Opser, étudièrent dans les collèges jésuites de Dillingen et de Paris (nous présentons sur ce portail une lettre qu’Opser écrivit pendant sa période parisienne). Gugger ne reprend pas les récits de miracles entourant la vie d’Ignace.
Nous présentons également, à titre de comparaison, un poème sur Ignace tiré des Hymni Sacri de 1661. Des éléments essentiels de l’ode ultérieure y sont déjà reconnaissables (la comparaison avec Prométhée, la métaphore du feu, la louange de la grandeur et de l’expansion de l’ordre), mais y sont développés de manière moins détaillée. Il devrait être évident pour le lecteur que le poème des Odes est nettement supérieur à l’hymne publié quelques années plus tôt, que ce soit sur la plan artistique ou sur le plan de la richesse du contenu. Cela correspond d’ailleurs à l’impression générale que l’on se fait lorsque l’on compare ces deux recueils (ce qui n’exclut pas que, dans certains cas, l’ancien recueil d’hymnes soit supérieur aux odes).
La fête de saint Dominique (4 août)
Dans le cas de l’ode à Dominique, Gugger n’aborde les scènes marquantes de la vie du saint que de manière très indirecte; il souligne plutôt la piété mariale du saint et le rôle clé qu’il joue pour pour sauver le monde de la colère de Dieu. Le fait qu’il fasse longuement allusion à l’invention du rosaire (v. 17-36), attribuée (à tort) à Dominique, contribue toutefois à présenter le saint de manière personnelle. Le fait de renoncer à certains événements de la vie de Dominique peut aussi résulter du fait qu’elle fut bien moins dramatique que celle de François (voir ci-dessous); la tradition sur Dominique aurait toutefois pu fournir suffisamment de légendes et de scènes marquantes, de sorte que cette explication n’est pas entièrement satisfaisante. En se concentrant sur le rosaire, on peut donc reconnaître la volonté de Gugger de se concentrer sur la dévotion mariale. Il convient de noter qu’à l’époque de Gugger, comme conséquence de la Réforme, il n’y avait plus de dominicains (masculins) sur le territoire de la Suisse actuelle, mais Gugger eut sans doute des contacts personnels avec eux au moins à Constance, le siège de l’évêché auquel appartenait Saint-Gall à l’époque et où Gugger avait reçu les ordres sacrés (leur couvent se trouvait sur l’Île des dominicains, dans l’actuel Steigenberger Inselhotel).
La fête de saint François (4 octobre)
La biographie de Saint-François offre des scènes dramatiques et poétiques attrayantes (avec ou sans les détails légendaires), auxquelles Gugger fait appel dans son ode.
Nous ne citerons ici que le renoncement spectaculaire de François à l’héritage de son père (v. 45-48), ses mesures énergiques pour préserver sa chasteté (v. 53-64: il se jeta dans la glace et la neige et tua ainsi sa passion), ainsi que le couronnement du poème, sa stigmatisation (v. 70-76). Les vies des deux saints, François et Dominique, sont plus ou moins contemporaines et, malgré des différences évidentes, les ordres religieux qu’ils fondèrent se ressemblaient à bien des égards, notamment pour ce qui est de l’idéal de pauvreté (il s’agit d’ordres mendiants) et d’une importance particulière accordée à la prédication. Cela eut pour conséquence que l’on a souvent cité les deux en même temps; dans son ode à François, Gugger décrit également ce dernier et Dominique comme des héros égaux qui, ensemble, protègent le monde de la juste colère de Dieu (aux v. 25-32, il les place explicitement côte à côte). Le fait qu’il souligne l’immoralité sexuelle comme un mal particulier de l’époque (v. 37-40) révèle peut-être, en plus d’une tendance à la discipline propre à la première modernité, la perspective particulière d’un poète monastique; Gugger avait d’ailleurs déjà fait, dans les poèmes sur Meinrad, Benoît et François, l’éloge de la chasteté ainsi que des mesures radicales prises par ces deux derniers pour préserver leur chasteté.
Gugger pourrait également avoir été en contact avec des franciscains, du moins à Constance; aucun voyage de sa part dans les régions de la Suisse actuelle, où il y avait encore des franciscains à l’époque de la post-Réforme, n’est attesté. Mais, comme dans le cas de l’ode à Dominique, cela n’a aucune importance pour l’interprétation du poème
Et voici le dernier texte de notre présentation.
La fête du saint pape Évariste (26 octobre)
La courte ode au pape Evariste, qui régna au début du IIe siècle (probablement de 105 à 107) et qui aurait subi le martyre sous Domitien, se limite à implorer l’intercession du saint pape; elle montre de manière exemplaire comment Gugger pouvait se tirer d’affaire dans ses poèmes dans les cas où il ne disposait d’aucune information ou seulement d’informations fragmentaires sur la vie et l’activité du saint du jour. Du point de vue du contenu, cette ode pourrait s’adresser à n’importe quel saint dont le nom peut s’inscrire dans la mesure du vers. Ce n’est que dans la référence au portier céleste, Pierre, au v. 7 que l’on peut voir une vague indication qu’Évariste était un pape (et donc un successeur de Pierre).
Considérations sur les poèmes de Gugger
Comme il ressort clairement des informations ci-dessus, il est caractéristique des poèmes de Gugger de présenter les actions des saints dont il fait l’éloge, et ces saints eux-mêmes comme surpassant les actions et les héros de l’histoire et de la mythologie païennes. Il s’agit là de l’expression d’une parodia Christiana, c’est-à-dire d’une aemulatio de la poésie antique païenne; ce schéma de pensée est à la base des poèmes présentés ici, par exemple lorsque Benoît et Ignace sont considérés comme de nouveaux Hercules, et l’on pourrait citer de nombreux autres exemples tirés des odes (et également des hymnes).
Gugger adapte ses poèmes aux différentes fêtes, dans la mesure où les sources le lui permettent. La question de la réception des recueils de poèmes de Gugger est intéressante, mais reste pour nous largement sans réponse dans l’état actuel de nos connaissances. Il n’est même pas possible de se prononcer à ce sujet pour l’abbaye de Saint-Gall elle-même, si ce n’est que le simple fait de les imprimer était déjà une expression remarquable d’estime de la part de la direction de l’abbaye, car les poèmes des moines saint-gallois de l’époque n’existent généralement que sous forme manuscrite. Les hymnes et les odes de Gugger auraient mérité d’être connus par un public plus large. Mais on pourrait au moins imaginer une utilisation pour la méditation, avec une lecture quotidienne du poème du jour parallèlement à la prière des heures et à la liturgie des moines. Quoi qu’il en soit, ces poèmes constituent un excellent témoignage de la culture et de l’éducation littéraires à l’abbaye de Saint-Gall. Il y a plus de 90 ans, J. A. Bischof avait déjà établi une comparaison que l’on peut sans crainte appliquer aux recueils de poèmes de Gugger présentés ici: «Parmi les odes et les hymnes de Gugger, nous possédons des perles qui soutiennent la comparaison avec les poèmes de Balde». Cette citation se réfère au jésuite alsacien-bavarois Jakob Balde, qui, à l’époque déjà, avait acquis une notoriété et une reconnaissance inhabituelles pour un poète néo-latin du XVIIe siècle. Il est temps qu’Athanasius Gugger obtienne la reconnaissance et l’attention auxquelles ses poèmes lui donnent droit.
Bibliographie
Bischof, J. A., Athanas Gugger (1606-1669) und die theatergeschichtliche Bedeutung des Klosters St. Gallen im Zeitalter des Barock, Saint-Gall, Fehr, 1934.
Duft, J., «Deutsche und neulateinische Klosterliteratur im Zeitalter des Barock», dans St. Gallen. Geschichte einer literarischen Kultur. Kloster – Stadt – Kanton – Region, vol. 1 (Darstellung), éd. W. Wunderlich, Saint-Gall, UVK, 1999, p. 397-423.
Duft, J. et Ochsenbein, P., «Deutsche und neulateinische Klosterliteratur im Zeitalter des Barock», dans St. Gallen. Geschichte einer literarischen Kultur. Kloster – Stadt – Kanton – Region, vol. 2 (Quellen), éd. W. Wunderlich, Saint-Gall, UVK, 1999, p. 397-456, ici p. 413-430.
Duft, J., «Einleitung», dans Deutschsprachige geistliche Barockdichtung von P. Anton Widenmann (1597-1641) in der Abtei St. Gallen, éd. J. Duft, Sigmaringen, Thorbecke, 1999, p. 11-34.
Ehrensperger, A., Der Gottesdienst in der Stadt St. Gallen, im Kloster und in den fürstäbtischen Gebieten vor, während und nach der Reformation, Zurich, TVZ, 2012.
Schlip, C., «Athanasius Guggers Hymni sacri (1661) und Odae sacrae (1664): der poetische und geistige Horizont eines St. Galler Dichtermönchs», Neulateinisches Jahrbuch 26 (2024-2025), p. 255-283.
Schnoor, F., «Gugger, Athanasius», Frühe Neuzeit in Deutschland 1620-1720 – Verfasserlexikon 3 (2022), Version oline (Open Access), https://www.degruyter.com/database/VDBO/entry/vdbo.vl17.G39/html.
Bischof (1934), p. 42-69, propose des résumés et des comptes rendus de toutes les pièces mentionnées ici; sur la technique dramatique de Gugger, voir ibid., p. 69-83.