Isagoge in musicen
Henri Glaréan
Introduction: Thibault Émonet (deutsche Übersetzung: Clemens Schlip). Version: 30.03.2023.
Date de composition: entre 1514-1516. Glaréan a commencé à enseigner à Bâle en 1514, où il avait notamment comme élèves les frères Tschudi et Fridolin Egli, qui lui ont demandé de rédiger cette introduction à la musique, si l’on en croit la dédicace. La composition du texte débute donc probablement à cette période et se termine en 1516, année de la publication chez Froben.
Édition: Isagoge in musicen Henrici Glareani helvetii poetae laureati, Bâle, Froben, 1516, fol. [D2]vo-D3ro. Le volume que nous avons utilisé contient, reliés ensemble, l’Isagoge in musicen et les Duo elegiarum libri du même Glaréan. La dédicace de l’Isagoge in musicen date de mai 1516 (Anno Christi M.D.XVI. ad Idus Maias), le colophon situé à la fin des élégies date quant à lui de décembre 1516 (Basileae in aedibus Ioannis Frobenii Hammelburgensis diligentissimi apud Alemannos chalcographi, expensis autem Gertrudae Lachnerae uxoris Frobenii. Anno domini M.D.XVI. decimooctavo Calendas Decembreis). Les deux textes semblent bien avoir été conçus pour se suivre dans un même volume, ainsi que l’indique la numérotation suivie de leurs cahiers. La date d’impression de l’Isagoge in musicen serait ainsi proche de celle indiquée dans le colophon et correspondrait bien à celle proposée par Valentina Sebastiani dans son catalogue des imprimés de Froben, c’est-à-dire au mois de novembre 1516. De son côté, Otto Fridolin Fritzsche a suggéré que le texte avait d’abord été publié sans mention de lieu ni de date, la seule date certaine étant celle de la dédicace. Cette conclusion prudente, mais pas vraiment probante par rapport au volume que nous avons utilisé, se base peut-être sur l’étude d’un volume ne contenant que l’Isagoge in musicen.
Traduction anglaise: F. B. Turrell, «The Isagoge in musicen of Henry Glarean», Journal of Music Theory 3/1 (1959), p. 97-139.
En 1516, Henri Glaréan fait imprimer à Bâle, chez Froben, un ouvrage intitulé Isagoge in musicen, titre qui signifie «introduction à la musique». C’est un petit livre de dix chapitres qui s’ouvre par une lettre adressée à Pierre Falck, mécène fribourgeois de Glaréan, et se termine par un poème «à la louange de la cithare et de la musique». Bien moins célèbre que le Dodecachordon publié quelques années plus tard (1547), l’Isagoge in musicen contient une synthèse de théorie musicale développant, sous le patronage principal de Boèce, des sujets tels que la définition de la musique, la solmisation, les différents types d’intervalles ou encore la distinction des modes musicaux et leur usage. Ce vademecum est destiné en premier lieu aux étudiants qui abordent cette matière dans le cadre de leur cursus universitaire. L’étude de cette discipline y revêt alors un caractère très spéculatif, selon une tradition héritée de l’Antiquité: la musique était en effet étudiée, avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, dans un cycle de formation appelé quadrivium. En arrière-plan d’une telle approche se trouvait l’idée, à l’origine pythagoricienne, que les nombres sont au fondement de la réalité: les nombres et les proportions structurent le cosmos en entier. Bien plus, la structure du cosmos se comprend comme une musique, c’est-à-dire un ordonnancement harmonieux de différentes parties entre elles. De cette musique cosmique, la musique jouée sur les instruments est un lointain reflet, et l’un des enjeux de la réflexion musicale est alors de trouver des correspondances entre les deux. Au milieu se situe également la musique des êtres vivants, comme la personne humaine, qui est elle-même un assemblage harmonieux de différentes parties. Dans cette perspective, la musique instrumentale convenable est celle qui, en même temps qu’elle imite la musique de l’univers, harmonise l’homme.
L’Isagoge in musicen se situe dans cette perspective mais contient également des éléments indiquant que les choses bougent à cette époque, comme le révèlent des digressions piquantes dont Glaréan a le secret. Ainsi dans la préface, mais également au cours des différents chapitres, l’humaniste glaronais se plaint que l’étude de la musique est délaissée et que son enseignement est confié à des incapables, ou encore que l’on enseigne avec certitude des sujets à propos desquels on ne sait en réalité pas grand-chose, comme l’usage des modes musicaux. En outre, s’il ne récuse pas du tout l’aspect spéculatif de la musique (il oppose par exemple, de manière traditionnelle, le musicus, le vrai musicien qui possède la science des nombres musicaux, au cantor, simple praticien qui ne comprend pas ce qu’il chante), Glaréan témoigne aussi d’une attitude attentive à la composition et à la performance de celle-ci. Ainsi, il lui arrive de citer en exemple des compositeurs de son époque, comme Pierre de La Rue ou Jacob Obrecht, ou de s’arrêter sur le lien entre la musique et la poésie, pour s’émerveiller de leur capacité à toucher les affects (ce qui ouvre la question du rôle éducatif et politique de la musique). Cette posture résonne avec ce qui se passe, par exemple, en Allemagne dans la première moitié du XVIe s., où l’enseignement de la musique, en tant que discipline du quadrivium, est questionné, dans le cadre plus général de la reformulation de l’enseignement des traditionnels arts libéraux. L’intérêt semble alors se déplacer petit à petit d’une théorie de la musique très spéculative, proche des mathématiques, vers un enseignement de la musique cherchant à expliciter le lien avec la pratique. Ainsi, dans l’engouement humaniste pour les bonae literae, la composition musicale peut être pensée au moyen des idées présentes dans les ouvrages de rhétorique et de poétique antique.
Du point de vue formel, l’Isagoge in musicen est un ouvrage scolaire de composition assez rudimentaire, agrémenté de nombreux diagrammes souvent obscurs pour le non initié, illustrant un propos quelque peu saccadé et qui semble parfois se résumer à un enchaînement de paraphrases ou de citations (notamment de Boèce, de Gaffurius ou encore de Gui d’Arezzo). On comprend mieux cet aspect brut, si l’on se rappelle qu’un texte comme l’Isagoge in musicen n’était pas destiné à être avalé tout cru dans un boudoir, mais qu’il était une base de travail qui trouvait la pleine réalisation de sa forme dans la parole vive de l’enseignement du maître, dont les ajouts manuscrits des élèves, notés en marge du livre, gardent la trace. L’Isagoge se signale également par l’utilisation de nombreux termes théoriques grecs, imprimés en caractères grecs. Cela illustre l’importance que Glaréan attribuait à cette langue dans l’apprentissage de la musique. Son propos est clair: «J’avertis les jeunes étudiants qu’ils doivent apprendre les noms grecs car, qui que tu sois comme recrue de cette science, tu ne peux accéder à la vraie musique sans retenir les noms grecs» (Isagoge in musicen, ch. I). Pour situer cet élément à plus large échelle, celle du développement de l’étude des lettres grecques au nord des Alpes à cette époque, il est intéressant de noter que la décennie au cours de laquelle paraît l’Isagoge est également celle qui voit la première nomination d’un professeur de grec dans une université du nord des Alpes, Philippe Mélanchthon à Wittenberg, ainsi que la parution d’un Nouveau Testament gréco-latin publié par Érasme chez Froben en 1516.
Le texte présenté ici est le chapitre VIII, qui s’insère dans la partie du traité consacrée aux modes musicaux, faisant suite à une première partie consacrée principalement au solfège et aux intervalles. Après le chapitre VII, assez technique, dans lequel Glaréan explique la constitution des différents modes musicaux, ce chapitre VIII contient des considérations sur l’usage de ces modes et leur capacité à toucher les affects, dans une perspective qui compare la musique à d’autres arts, comme la poésie, la peinture et le théâtre. De manière générale, le propos de Glaréan est ici nuancé: il est à la fois empreint d’une réserve quant à la capacité de son époque de connaître la manière dont les modes ont été utilisés dans l’Antiquité, mais également marqué par une séverité à l’égard de ceux qui veulent tout renouveler et remplacer par leurs innovations. En outre, la comparaison avec la poésie permet de constater combien la réflexion sur la composition musicale est proche de ce qui intéresse les poètes ou les rhéteurs: il s’agit en fin de compte d’apprendre à articuler trois éléments – les paroles, l’harmonie et le rythme – au service du discours dont le sens est ainsi mis en relief.
Bibliographie
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