Lettres sur différents thèmes (la peste, un étudiant arrogant, ses relations en Valais et à Bâle)

Thomas Platter

Introduction: Anne Andenmatten (deutsche Übersetzung: Clemens Schlip). Version: 10.02.2023.


Dates de composition: 26.10.1538 (lettre 1); 01.05.1542 (lettre 2); 06.04.1550 (lettre 3).

Manuscrits autographes: Stockalperarchiv Brig (StoA), Nr. 1248a (lettre 1); Archives de l’État du Valais (CH AEV), Supersaxo I,3/2/3 (lettre 2); Archives de l’État du Valais (CH AEV), Archives de la Bourgeoisie de Sion (ABS), Tir. (tiroir) 71/15 (lettre 3).

Éditions et traductions: la lettre 1 se trouve dans D. Imesch, «Ein Brief des Thomas Platter an Landeshauptmann Peter Owlig in Brig», Anzeiger für Schweizerische Geschichte 9 (1902-05), p. 27-29. Édition et traduction allemande dans J. Wackernagel, «Ein unbekannter Brief Thomas Platters», Basler Zeitschrift für Geschichte und Altertumskunde 26 (1927), p. 144-151. Traduction française dans R.-A. Houriet, Thomas Platter ou remarques sur la Réforme et la Renaissance en Valais, Bex, 1960, p. 127-131. La lettre 3 est traduite en français dans R.-A. Houriet, Thomas Platter ou remarques sur la Réforme et la Renaissance en Valais, Bex, 1960, p. 131-132.

 

1. Biographie de l’auteur: Thomas Platter, un parcours hors du commun

1.1. Enfance valaisanne

Thomas Platter, né autour de 1499 en Valais, à Grächen, petit village de la vallée de Saint-Nicolas, meurt à Bâle, le 26.01.1582, à l’âge vénérable pour l’époque de 83 ans – si tant est que sa date de naissance soit correcte. Quel parcours pour ce fils de paysan, dont l’enfance fut rude et périlleuse! Petit berger, il garde des chèvres dans les pâturages près de son village accroché à flanc de montagne. Il apprend à viser en lançant des pierres, à franchir les crevasses d’un bond en prenant appui sur son bâton et à souffler dans une corne, un bagage de connaissances pratiques qui lui seront fort utiles lors de ses pérégrinations en Saxe et en Silésie. Il mène une vie simple, dans une région alpine pauvre, mais sa pauvreté est toute relative. D’une part, les éléments qu’il mentionne, comme la lutte contre le froid et les paillasses infestées de vermines, les vêtements usés, la marche pénible à pieds nus, les chutes dangereuses, la soif et la nourriture monotone, principalement bouillies de seigle, fromage et pain de seigle, se révèlent faire partie des conditions de vie normales dans les régions alpines, comme il le dit lui-même: «Voilà quel est le sort ordinaire des pauvres petits pâtres que les paysans envoient dans les solitudes des montagnes.» D’autre part, dans son autobiographie, écrite à un âge avancé, alors qu’il est bien établi à Bâle, il évoque la pauvreté de son enfance dans une visée pédagogique et moralisante, afin de souligner rétrospectivement sa réussite, présentée essentiellement comme une récompense divine. Son autobiographie de manière générale vise à légitimer l’origine de sa «dynastie» et à renforcer le statut social qu’il a atteint, avec une certaine fierté, mais aussi avec le sentiment d’infériorité d’un fils de paysan qui doute de la légitimité de son ascension sociale. Pourtant, les Platter, sa famille paternelle, et les Summermatter, sa famille maternelle, font partie de la couche sociale supérieure de son village, formant une sorte de «patriciat villageois». Ses parents étaient certes des paysans, mais des paysans aisés. La position sociale des deux familles laisse d’ailleurs supposer que le jeune Thomas était destiné à une carrière de prêtre.

 

1.2. La route des études

Est-ce la prédiction du cardinal Mathieu Schiner, alors évêque de Sion, lors de la confirmation du jeune Thomas, qui, impressionné par son assurance, l’aurait volontiers imaginé devenir prêtre? Toujours est-il qu’il est envoyé, en guise d’école, auprès d’Anton Platter, un prêtre, prévôt de Saint-Nicolas dans le village de Gasen, où il n’apprend guère plus qu’à chanter le Salve. À 12 ans, il part sur les routes, avec un parent plus âgé, Paulus Summermatter, en Saxe et en Silésie, devient une sorte d’«écolier errant». Il mène une vie dure, mendiant parfois de quoi survivre, mais une vie parsemée d’aventures aussi dangereuses que rocambolesques qui lui permirent d’épicer le récit de sa vie de savoureuses anecdotes – à lire toutefois avec prudence. Malgré les difficultés rencontrées pour se former, il parvient cependant à enseigner l’alphabet à son cousin Simon Steiner, fils de l’une de ses tantes, en un seul jour. Il s’en enorgueillit non sans raison, car ce Simon Steiner (vers 1505-1545), plus connu sous son le nom de Simon Lithonius, devient plus tard, à Strasbourg, l’assistant de Martin Bucer, puis précepteur de la troisième et seconde classe, dans l’école latine de Johannes Sturm de cette même ville. Entre ses expéditions lointaines, le jeune Thomas demeure chaque année quelques mois en Valais, avant de repartir sur les routes. Après un nouveau séjour dans sa patrie et le passage des Alpes, il décide de gagner Zurich.

 

1.3. Arrivée à Zurich et conversion religieuse

À Zurich, il rencontre, par chance, Oswald Myconius, un maître sympathique et bienveillant originaire de Lucerne, qui lui apprend non seulement les rudiments du latin, mais l’encourage aussi à se former dans un métier, en l’occurrence celui de cordier. Sur les bords de la Limmat, il croise la route d’Ulrich Zwingli. Il insiste à plusieurs reprises sur la volonté de sa famille de le voir embrasser une carrière ecclésiastique, sans doute pour mieux souligner l’impact du prêche du fameux réformateur, décisif, selon lui, dans sa conversion religieuse, une véritable césure dans sa vie. Cette question de l’adhésion à la Réforme de Thomas Platter amène une remarque préliminaire importante: lorsque l’on aborde un récit autobiographique, la circonspection est de mise... N’oublions pas que ce genre littéraire laisse place aussi à une part d’autoconstruction et de mise en fiction, sans pour autant aller jusqu’à forger l’ensemble de toutes pièces, mais simplement à réarranger certains événements. Dans ses études de psychologie historique, S. Pastenaci va très loin en décortiquant la structure de l’autobiographie et cherchant à interpréter les ajouts, omissions, inversions, associations et métaphores. Selon lui, Thomas Platter se met volontairement en scène, rétrospectivement, comme l’un des premiers à adhérer à la pensée réformatrice de Zwingli. Le récit de la statue de Saint-Jean qu’il fourre dans le poêle pour chauffer l’école est pour lui emblématique de ces procédés d’écriture; il est suivi de celui de sa conversion, après le prêche de Zwingli sur le chapitre 10 de l’Évangile de Saint-Jean, entendu à Selnau, qui l’a tant impressionné qu’il décide aussitôt et définitivement de renoncer à devenir prêtre. Le thème de ce sermon, où Zwingli présente le prêtre comme le bon berger pour ses brebis et insiste sur sa responsabilité, fait écho, via une métaphore, à un autre récit de sa jeunesse de berger, gardien de chèvres. Par son inattention et sa distraction par les jeux, il laisse s’échapper les bêtes du troupeau dont il a la garde. Pour aller les rechercher, il erre longtemps dans les montagnes, avance presque à tâtons dans l’obscurité, doit passer la nuit dehors, à moitié gelé, entre les racines d’un arbre, dans la crainte d’une chute dans l’abîme ou de l’attaque d’une bête sauvage. Entre-temps, les chèvres étaient rentrées toutes seules à l’étable. Ce motif, au début de l’autobiographie, anticipe la décision qu’il prend plus tard de renoncer à devenir prêtre. Cet exemple démontre à quel point l’autobiographie est construite, consciemment ou inconsciemment, dans une visée précise. C’est donc à Zurich qu’il adhère à la Réforme, avec une grande conviction. Or, il ne resta pas dans cette ville après la mort du réformateur Ulrich Zwingli et le départ de son mentor Oswald Myconius. Celui-ci l’avait auparavant convaincu d’épouser sa servante Anna Dietschi.

 

1.4. Retour au pays et nouveau départ

En 1529, Thomas Platter regagne à nouveau sa patrie. Après s’être installé à Viège, avec sa jeune épouse, y avoir ouvert une école et un atelier de cordier, il est appelé par l’évêque Adrien de Riedmatten pour remplir la fonction de maître de l’école du pays (Landesschulmeister) à Sion. Or, il préfère repartir et se former encore, selon ses dires, mais l’évêque n’est pas dupe. Plus tard, il semble hésiter à se fixer en Valais, où Simon In Albon lui a, à son tour, proposé d’assumer la même charge de maître d’école du pays. Il renonce une fois de plus. De retour à Zurich, le jeune couple avec leur premier enfant séjourne chez Oswald Myconius, le père spirituel de Thomas Platter, puis s’achemine vers Bâle. Thomas Platter y rencontre le docteur en médecine Johannes Epiphanius et devient, avec son épouse, son domestique; il l’accompagne dans ses activités jusqu’à Porrentruy. Après la mort de ce dernier de la peste, il retourne à Bâle, non sans avoir emporté le livre de médecine de son ancien maître dans le dessein de le copier. Une telle anecdote ne manque pas de faire songer au destin de Felix, le fils de Thomas Platter, devenu professeur de médecine à l’Université de Bâle!

 

1.5. Installation à Bâle, entreprise d’imprimerie et carrière de maître d’école

Revenu à Bâle, dès 1531, il s’y installe définitivement. Est-ce l’attrait de la ville des humanistes et de son université qui l’attire? Il ne faut sans doute pas exagérer, en ce début de XVIe siècle, la renommée de la cité rhénane au niveau culturel. Dans les faits, les humanistes ne représentaient qu’une petite part de la population. Plus que la réputation de l’université, l’aspect confessionnel n’est sans doute pas à négliger dans le cas de Thomas Platter. La ville doit alors à ses imprimeries sa position phare dans la diffusion de l’humanisme au nord des Alpes. L’imprimerie représentait pour un nouvel arrivant une possibilité d’intégration relativement aisée, car les imprimeurs ne faisaient partie d’aucune corporation définie. Est-ce là la seconde motivation qui a poussé Thomas Platter à choisir Bâle? Après avoir été engagé comme lecteur et correcteur de son ami Johannes Herwagen, il se familiarise avec les différents métiers d’une officine d’imprimeur. Il fonde ensuite sa propre imprimerie, en s’associant d’abord avec Johannes Oporinus, Balthasar Ruch (Lasius) et Ruprecht Winter, le beau-fils d’Oporinus, en 1535. Ensemble, ils rachètent l’atelier d’imprimerie d’Andreas Cratander qui souhaitait mettre fin à son activité. La même année, Thomas Platter devient membre de la corporation «zu dem Bären» et acquiert le droit de bourgeoisie de la ville de Bâle. En 1539, il met en place une pension d’étudiants avec une école privée, accueillant jusqu’à 40 étudiants, dont beaucoup de jeunes Valaisans. Puis il enseigne et dirige l’école latine du Münster ou de la cathédrale dite «auf Burg», de 1541 à 1578. Les encouragements de plusieurs amis, dont Oswald Myconius, le poussent à se consacrer entièrement à l’enseignement et à abandonner l’imprimerie. Loin d’être une promotion sociale ou un honneur, la fonction de maître d’école est plutôt un fardeau, dont les prédécesseurs de Thomas Platter s’efforcent de se débarrasser le plus vite possible. Il est le seul à être resté sur une si longue durée en fonction et a donc été considéré comme le praeceptor Basileae. Il convient toutefois de relativiser ce jugement par trop élogieux de son activité pédagogique. Son enseignement a en effet subi des critiques et n’a pas toujours été couronné du succès qui transparaît dans son autobiographie. Plutôt que de procéder à un apprentissage systématique de la langue et de la grammaire latine, dont ses jeunes élèves auraient sans doute eu besoin, il se fondait sur la lecture, dans le texte original, de toutes sortes d’auteurs pêle-mêle. Cette méthode que certains lui reprochaient fait aussi toute sa force et est le fruit de sa propre expérience d’apprentissage autodidacte. Il était aussi connu pour son tempérament irascible, ses emportements, ses manières frustes et ses paroles parfois grossières! Son caractère bien trempé, de même que sa tendance à remplir ses lettres latines de passages en allemand, son choix de rédiger son autobiographie en dialecte haut-valaisan, lui valent d’ailleurs d’être considéré comme une sorte de «barbare» mal dégrossi et non comme un véritable humaniste, raffiné et cultivé. Il a cependant rédigé ces trois lettres que nous présentons dans un latin relativement élégant. Il a aussi su réorganiser entièrement l’école du Münster, ancêtre du Gymnase classique de Bâle, et s’est entouré d’assistants compétents, des provisores qui assumaient une grande part de l’enseignement, du moins dans les dernières années de son activité. Ces considérations ne changent toutefois rien au fait que Thomas Platter est parvenu, au travers de sa carrière d’imprimeur, puis de maître d’école, à accaparer une place au sein de l’élite bâloise. Peu à peu, il réussit à emprunter pour accroître ses biens immobiliers, si bien qu’en 1549 il exploite à la fois, une école, un pensionnat et une propriété de campagne à Gundelingen qui fait toute sa fierté. Ses différents métiers, cordier, imprimeur et maître d’école ne lui auraient sans doute pas permis d’obtenir une position sociale suffisamment assurée, s’il n’avait pas joui du prestige d’être propriétaire de plusieurs maisons en ville et d’un domaine rural. En 1572, à un âge déjà fort avancé, il épouse en secondes noces Esther Gross, dont il a encore six enfants, élevés, après sa mort, par le fils, Félix Platter, issu de son premier mariage, resté, quant à lui, sans enfants. C’est en 1572 qu’il rédige son autobiographie en l’espace de quelques jours, à l’intention de ses enfants, en particulier de ce fils aîné dont il est si fier. L’humble chevrier valaisan a connu une ascension sociale spectaculaire, en devenant l’ancêtre d’une famille prospère de l’intelligentsia bâloise, à l’époque de l’humanisme et de la Réforme.

 

2. L’œuvre: la correspondance de Thomas Platter

2.1. La correspondance

L’autobiographie de Thomas Platter, son œuvre la plus célèbre, a fait couler beaucoup d’encre, mais ses lettres demeurent en grande partie méconnues. Seules les lettres de Thomas Platter à son fils Félix ont été entièrement éditées. Quelques autres lettres ont été publiées, mais sa correspondance est encore largement inédite. Les trois lettres de Thomas Platter que nous présentons sont conservées dans des fonds d’archives valaisans et se répartissent sur une période de sa vie assez intense: celle adressée à Peter Owlig, dans les archives de la famille Stockalper, gérées par l’Institut de recherches sur l’histoire de l’arc alpin, à Brigue, éditée en 1902; la seconde, adressée à Georges II Supersaxo, dans le fonds Supersaxo, déposé auprès des Archives de l’État du Valais, à Sion, depuis les années 1960; et la troisième, adressée à Johann von Schalen, dans les archives de la Bourgeoisie de Sion, également déposées auprès des Archives de l’État du Valais, depuis 1919. Ces trois lettres à caractère privé ont connu toutefois un destin différent: la troisième a sans doute rejoint les archives de la Bourgeoisie de Sion, lorsque la branche sédunoise de la famille von Schalen s’est éteinte, à la fin du XVIe siècle; la seconde fait partie du fonds Supersaxo qui se trouvait, avant son dépôt aux Archives de l’État du Valais, dans la maison Supersaxo, à Sion, et est donc restée, pour ainsi dire, dans la famille de son destinataire, tandis que la première a connu un destin similaire, puisque l’une des filles de Peter Owlig, Margaretha, était la grand-mère du célèbre Gaspard Jodoc von Stockalper.

Ces lettres témoignent des relations que Thomas Platter a conservées avec sa patrie, tout au long de sa vie et de ses pérégrinations, des liens qu’il a su tisser avec les élites locales valaisannes, liens susceptibles de lui ménager des appuis, d’attirer dans sa pension de nouveaux étudiants, fils de la classe aisée valaisanne, et ainsi de lui assurer de meilleurs revenus; des liens lui permettant aussi de transmettre sa conviction religieuse profonde en faveur de la Réforme protestante. Les trois lettres sélectionnées sont adressées à trois personnalités occupant des charges politiques importantes, Peter Owlig de Brigue, bailli du Valais, Georges II Supersaxo, fils de l’adversaire du cardinal Mathieu Schiner, bourgmestre de la ville de Sion, et Johann von Schalen, fils de Thomas von Schalen, son ancien élève, maître d’école à Sion et également bourgmestre de cette ville. Elles démontrent ainsi que Thomas Platter côtoie les élites de la société valaisanne, jouit de leur amitié et de leur confiance. Les nombreuses autres connaissances et amis mentionnés dans ses trois lettres, en sus des destinataires et de leur famille directe, révèlent également son réseau d’amis, triés sur le volet. Il mentionne ainsi Heinrich In Albon, neveu du bailli Simon In Albon, homme politique influent dans la période très troublée de la lutte entre Georges Supersaxo et le cardinal Mathieu Schiner. Il est intéressant de constater que la plupart des personnes en relation avec Thomas Platter appartenaient aux familles persécutées par le cardinal Mathieu Schiner en 1519, parmi lesquelles se recrutent, à la génération suivante – celle de Thomas Platter–, les sympathisants de la Réforme. Notons au passage que, dans son autobiographie, Thomas Platter, en revanche, passe complètement et étonnamment sous silence les affrontements entre les deux camps divisant le Valais pendant plus de vingt ans, soit les partisans de Georges Supersaxo et ceux du cardinal Mathieu Schiner, bien qu’il mentionne les protagonistes des deux partis. Il semble donc qu’il ne puisse être considéré comme un homo politicus.

Le latin de Thomas Platter, si l’on devait tenter de le qualifier, est simple, mais néanmoins élégant, teinté de quelques archaïsmes, souvenirs sans doute de sa lecture des comédies de Plaute. En effet, l’imprimeur Andreas Cratander lui avait fait cadeau d’un exemplaire non relié du poète comique, qu’il lisait tout en tressant des cordes, au grand dam du maître cordier. Il possède également une bonne connaissance des œuvres de Cicéron et de Tite-Live, un bagage de connaissances indispensables à un maître d’école. Il lui arrive cependant de commettre quelques étourderies que nous relèverons dans les trois lettres. Ces lettres essentiellement écrites en latin sont parsemées pourtant de très brefs passages en dialecte haut-valaisan, dont la fonction n’est pas toujours claire: souligner le caractère familier ou personnel, l’authenticité du message, afin de créer une certaine connivence avec le destinataire? Une manière de montrer qu’il exprime véritablement le fond de sa pensée, en dehors de l’officialité, dans la première lettre? Ou un ajout de dernière minute, tel un post-scriptum, dans la troisième lettre?

 

2.3. Analyse des lettres

2.3.1 Première lettre: de Thomas Platter à Peter Owlig

Dans son autobiographie, Thomas Platter raconte l’un de ses séjours dans sa patrie, alors qu’il était déjà établi à Bâle. Après le passage du Grimsel, parvenu à Viège, il se rend aux bains de Brigerbad en compagnie et sur le conseil de l’ancien bailli Simon In Albon, dont il apprécie l’érudition et la grande familiarité avec la langue latine. Ce dernier étudia à Cologne où il se lia d’amitié avec l’humaniste Henri Glaréan et enseigna même le De Officiis de Cicéron à Bâle, en 1512. À Brigerbad, Thomas Platter admire les vertus de ces eaux chaudes, selon ses dires, presque miraculeuses, qui guérissent la goutte et bien d’autres maux. C’est à cette occasion qu’il bénéficie de l’hospitalité généreuse de Peter Owlig († 1546), l’aubergiste et hôtelier des lieux, «un homme superbe, qui avait étudié à Milan». En 1520, Peter Owlig, fils d’Anton, un riche magistrat de Brigue, acquiert les sources d’eau chaude de Brigerbad et les édifices attenants qu’il agrandit, embellit, entoure de jardins et de vignes. Sa personnalité et sa popularité lui permettent de parcourir également, en parallèle, un cursus honorum politique. En 1527, il est grand châtelain de Brigue, puis est aussi cité comme banneret du dizain, depuis 1534. Son influence croît jusqu’au point où il devient bailli du Valais en 1538 et 1539. Tel est donc le premier correspondant de Thomas Platter.

Thomas Platter commence par donner quelques nouvelles de sa situation et de celle de ses proches, à Bâle. La ville a été envahie par la peste et il a donc été contraint de fuir avec sa famille et ses 35 élèves pensionnaires, à la campagne, à Liestal. Il craint plus pour ses élèves que pour lui-même. Il fait l’éloge, en passant, des magistrats du Conseil de la ville de Bâle qui lui ont apporté leur aide et procuré un logement adéquat avec diligence et sollicitude. Nous pouvons supposer que, par ce récit, il cherche à démontrer à son correspondant que les élèves envoyés dans sa pension depuis le Valais sont entourés de tous les soins nécessaires, placés dans de bonnes conditions pour les études et à l’abri de l’épidémie de peste. Voilà de quoi rassurer les parents inquiets pour leur progéniture!

Dans la quasi-totalité de la lettre, Thomas Platter porte son attention sur un jeune homme, un certain Johannes Hortensius, que Peter Owlig lui a recommandé. Hortensius est sans doute la forme latinisée du patronyme Im Garten, dont nous connaissons un chanoine Johann Im Garten, recteur à Mund (1514-1548). Il pourrait s’agir ici d’un fils illégitime ou d’un parent de ce personnage, un Johannes Im Garten le jeune, attesté comme recteur de l’autel Saint-Marc à Mund et témoin d’un acte passé le 31 décembre 1547 à Mund par Johannes Im Garten l’ancien. Thomas Platter rend compte de tous ses efforts pour trouver à ce jeune homme une bonne situation, ou du moins assurer sa subsistance. Les tentatives se soldent quasiment par un échec, en raison du caractère hautain dudit Johannes. Thomas Platter cherche à se justifier auprès de Peter Owlig de ne pas avoir pu remplir ses promesses. Il insiste fortement en utilisant des pléonasmes, soit deux couples de quasi synonymes: pace ac venia, liberaliter et citra invidiam. Puis, plus loin, il répète aequo animo pour en appeler à l’indulgence de son correspondant. Pour se justifier, il souligne à maintes reprises le mauvais caractère du jeune homme, surtout son orgueil et son manque de reconnaissance, soit par des adjectifs péjoratifs (tristior, arrogantior), soit par des anecdotes montrant sa mauvaise volonté. Une phrase souligne particulièrement les vains efforts du maître pour inculquer à son protégé un peu de modestie:

Sed vereor certe ut servire non possit, nescit, nec didicit pari quicquam, et natura est arrogantior, denique nescio quem docere possit, cum parum didicerit ipse, et moribus non usque adeo compositis fiet.

Mais je crains assurément qu’il ne puisse jamais se soumettre. Il ne le sait pas, ni n’a rien appris de semblable et il est trop arrogant par nature. Enfin, je ne sais à qui il pourrait enseigner, alors que lui-même n’a que trop peu appris, et il ne sera pas d’un caractère adapté à cette tâche.

Elle représente un enchaînement en climax, soit une amplification graduelle: non possit, nescit, nec didicit. Suit une question ironique soulignée par les verbes docere/didicerit, sous forme d’antithèse.

Lui-même aurait entrepris plusieurs démarches à Bâle pour lui trouver une place convenable ou une source de revenus, sans parvenir à le contenter. Puis, son cousin Simon Lithonius, à Strasbourg, a, de même, déployé beaucoup d’efforts dans le même sens. Entre la joie débordante de Simon Lithonius qui pensait lui avoir trouvé une place idéale (gaudio elatus) et l’attitude indifférente du jeune homme à cette nouvelle (qui non daret manifesta indicia laetitiae) s’ouvre un fossé qui ne laisse rien présager de bon. Le jeune homme semble avoir finalement regagné sa patrie et son village natal.

Thomas Platter écrit à Peter Owlig parvenu à l’apogée de sa carrière. Il s’adresse donc à un membre influent de l’élite politique, culturelle et économique du Valais. La position de l’homme politique vis-à-vis des idées de la Réforme n’est pas entièrement claire. Observe-t-il une certaine prudence ou joue-t-il un double jeu? Toujours est-il que ses penchants, bien qu’hésitants, vers la nouvelle foi, sont connus et que son secrétaire Johann Brünlen est un partisan convaincu de la nouvelle doctrine. Thomas Platter n’hésite pas à prier le bailli de lui envoyer des étudiants valaisans, afin qu’ils fréquentent son école dans une ville de Bâle passée à la Réforme depuis 1529. Il semble le considérer comme un adepte convaincu de la Réforme. Une phrase témoigne clairement de la diffusion des idées de la Réforme en Valais «par le haut». Dans sa construction, elle souligne le partage d’une conviction profonde pour la nouvelle et vraie foi entre les deux hommes. Il y est question d’une promesse échangée entre eux, une sorte de pacte secret sans vouloir crier à la conspiration (coram polliciti fuimus). L’antithèse, renforcée par le parallélisme de construction et l’asyndète, entre ego foris, tu domi souligne leur collaboration à un même objectif, du dehors et du dedans. Sans doute Thomas Platter cherche-t-il à créer une sorte de connivence et à se concilier ainsi les faveurs d’un allié de poids. Il insiste sur leur appartenance à un groupe privilégié qui a «reçu la connaissance de la vérité», avec également le parallélisme nec nostrum solum, sed omnium. Ce paragraphe, placé en fin de lettre et particulièrement soigné au point de vue stylistique, renferme le message essentiel que cherche à transmettre la lettre. Certes, il faut assurer une formation de qualité à la jeunesse valaisanne, mais une formation dans les villes passées à la Réforme, afin de transmettre les idées nouvelles au moins autant que les belles lettres, avec comme avantage corollaire de remplir les bancs de l’école et de la pension de Thomas Platter! Dans cette lettre, Thomas Platter semble persuadé, du moins il est animé par l’espoir très vif, de voir la foi réformée s’imposer en Valais, en commençant par les élites instruites. Il expose ce projet encore plus explicitement dans une lettre de la même année adressée à Heinrich Bullinger. Comme ici, il s’y ouvre d’ailleurs sur sa contribution personnelle à la cause, en accueillant de jeunes élèves valaisans dans son école à Bâle. C’est dans ce but, évidemment, qu’il demande à son correspondant influent de le recommander auprès des proceres de sa patrie, des personnages importants susceptibles de lui envoyer de nouvelles recrues. Il craint visiblement que sa réputation ne soit entachée par son adhésion à la Réforme ou son caractère irascible. Il utilise alors le verbe restinguas dans un emploi métaphorique, rencontré notamment chez Cicéron, puisqu’il s’agit non d’éteindre un feu, mais une mauvaise réputation qui lui colle à la peau. Selon l’historien Mario Possa, les études dans les écoles des grandes villes réformées ont eu effectivement un impact important sur la diffusion des idées nouvelles en Valais. Cette lettre en apporte une confirmation sans équivoque.

Thomas Platter achève sa lettre, avant les salutations usuelles, par une instante prière qui se réfère à une décision de la Diète, une «loi» qu’il voudrait voir disparaître. Peut-être s’agit-il de l’arrêté du 10 septembre 1524, visant à lutter contre la diffusion des idées de la Réforme en Valais, en interdisant de parler, d’exprimer son opinion ou de débattre de la «croyance luthérienne». Suivent de nombreuses autres interdictions similaires de 1525 à 1536 décrétées par la Diète, en présence ou non de l’évêque. Or, dans les faits, elles ont rarement été suivies de sanctions effectives. Qui, en effet, oserait dénoncer et punir, au sein de petites communautés, un parent, un ami ou un voisin qui aurait fait venir des livres ou des bibles des cantons réformés ou envoyé un fils aux études dans une ville passée à la Réforme? Et finalement, même les évêques de Sion n’ont pas véritablement réagi, se sont montrés plutôt apathiques et faibles, ou pragmatiques et tolérants, selon les points de vue.

Au point de vue lexical et grammatical, Thomas Platter semble avoir intériorisé sa lecture des œuvres latines classiques. Jamais il ne recopie des passages entiers, mais il rehausse ses lettres de quelques brèves expressions glanées lors de sa lecture attentive des comédies de Plaute ou des œuvres de Cicéron. Ainsi, la lettre s’ouvre par les mots vix tandem que l’on rencontre fréquemment chez Plaute, de même l’adverbe pulchre, employé à deux reprises, ou utqui, au lieu de ut comme conjonction. L’emploi particulier du démonstratif ille avec une valeur explétive, joint au démonstratif hic, dans la phrase Hunc illum commendo, est attesté chez Plaute. Le verbe salver rappelle une expression fréquente chez le comique latin: salvus sum. L’antithèse ego foris, tu domi, «moi de l’extérieur, toi de l’intérieur», rappelle de nombreux passages de Plaute ou de Cicéron. Pour décrire l’attitude enthousiaste de Simon Lithonius, porteur d’une heureuse nouvelle pour le jeune Johannes im Garten, il choisit une formule attestée chez Cicéron:

Quae cum dixisset Laelius, etsi omnes, qui aderant, significabant ab eo se esse admodum delectatos, tamen praeter ceteros Scipio quasi quodam gaudio elatus.

Nous retrouvons, pour clore le long développement sur ce jeune homme, une autre expression, ignoscas meae loquacitati, «pardonne à ma prolixité», empruntée très certainement à Cicéron, modèle du genre épistolaire par excellence:

loquacitati ignosces, quae et me levat ad te quidem scribentem et elicit tuas litteras.

Du maître de l’éloquence dérivent peut-être aussi les alliances de mots pace ac venia pour demander la clémence de son correspondant, ou la formule juridique aequo iudicio. L’emploi métaphorique du verbe restinguere dans l’expression sinistram de me conceptam opinionem […] restinguas, autrement dit «éteins la funeste opinion de moi qu’ils ont conçue», rappelle le discours Pro Rabirio Postumo où il s’agit d’éteindre la haine. Enfin, la lettre se conclut par le souhait à son correspondant d’une longue vie au service de sa patrie: Deus Optimus Maximus Te diu nostrae patriae incolumen conservet. Il se remémore peut-être un passage de Cicéron, où l’orateur latin évoque un homme politique C. Pison dont les qualités sont utiles à la bonne conduite de l’État.

Au début de la lettre, la description de l’épidémie de peste qui sévit dans la ville de Bâle rappelle plusieurs passages des historiens latins, Tite-Live ou Salluste. C’est sans doute de Tite-Live qu’il reprend aussi les brèves expressions destitutus omni spe, plusieurs fois attestées chez cet auteur, ou conceptam opinionem, relativement similaire à un passage d’un discours de Scipion, reconstitué de façon fictive chez ce même historien. De même, l’ablatif absolu missisque legatis se rencontre très fréquemment chez les historiens, Tite-Live et Salluste, mais aussi César. De possibles échos de Quintilien, un auteur sans doute en usage dans les écoles pour l’apprentissage de la rhétorique, sont perceptibles dans l’expression hoc vitio laborat. En revanche, d’autres expressions renvoient au latin des humanistes, telles que citra invidiam ou literas comendatitias, qui se rencontrent plusieurs fois chez Érasme de Rotterdam.

Ces quelques exemples démontrent une bonne connaissance du latin classique – de certains auteurs plus particulièrement – et de la littérature latine contemporaine, suffisamment intériorisée pour que les emprunts soient très diffus et qu’aucun passage tiré d’un auteur antique ne soit cité mot pour mot et aisément repérable.

 

2.3.2. Deuxième lettre: de Thomas Platter à Georges Supersaxo

La deuxième lettre n’est pas adressée à Georges Supersaxo, le célèbre adversaire du cardinal Mathieu Schiner, mais bien à son fils Georges II Supersaxo, surnommé le Bâlois. Il est en effet reçu bourgeois de la ville de Bâle, en 1530, où il possède, durant un court laps de temps, de 1530 à 1532, une propriété voisine de celle qu’achètera plus tard Thomas Platter, à Gundeldingen. En 1544, il est bourgmestre de la ville de Sion, et meurt déjà avant 1545. Comme tous les correspondants de Thomas Platter, il fait partie de l’élite politique valaisanne et est aussi partisan de la Réforme. La lettre débute par des échanges de nouvelles, la bonne santé de toute la famille de son correspondant valaisan, d’une part, et le retour de Thomas Platter d’un voyage, également sain et sauf et en bonne santé, d’autre part. La répétition des mots incolumis, incolumes et de termes de sens similaire salva et immunes souligne la crainte qu’inspiraient les épidémies de peste et le soulagement consécutif d’y avoir échappé des deux côtés. Suivent les vœux de bonne santé pour ses connaissances en Valais. Ces vœux sont exprimés à travers les formules archaïques, attestées notamment chez Plaute, faxerint superi et faxit deus Optimus Maximus. L’autre objet de préoccupation est la menace des Ottomans qui rejaillit très souvent chez les humanistes promoteurs de la paix entre princes chrétiens, tel Érasme de Rotterdam. L’Allemagne, Germaniam est personnifiée, tel un chef de bataille qui réunit toutes ses troupes pour combattre l’ennemi numéro un: le Turc. Selon Thomas Platter et beaucoup de ses contemporains, les attaques des Turcs sont favorisées par la désunion des chrétiens et le relâchement de leurs mœurs. Là aussi, Thomas Platter adresse des vœux de succès. L’auteur évoque ensuite la diète de Spire et ses conséquences. La seconde diète de Spire, qui se déroula au printemps 1529, visait, entre autres, à freiner la diffusion de la Réforme dans l’Empire. Elle aboutit, le 19 avril 1529, à la Protestation de six princes et quatorze villes désormais appelés «protestants» qui soutiennent la cause de Luther. Pour les réformés suisses, situés aux marges de l’Empire, un tel événement a un grand retentissement. Le Bâlois promet d’envoyer à son correspondant un livret imprimé des principaux points qui y furent arrêtés.

Il parle encore d’une fausse rumeur au sujet du roi de France, qui aurait reçu en prêt de l’argent des Strasbourgeois, avec la caution des Bernois et des Bâlois, ce qui serait absolument erroné. À cette occasion surgit une brève formule rencontrée dans l’Énéide, lorsqu’il est question de la ruse du cheval de Troie:

votum pro reditu simulant; ea fama vagatur.

La phrase Quid praeterea scribam non habeo agit comme un point d’orgue. De fait, l’auteur est loin d’être parvenu au bout de sa lettre. Il s’agit de traiter de petites affaires entre Thomas Platter et plusieurs Valaisans. Il le charge de bien des missions et se propose de lui rendre la pareille. À cette occasion, il use d’une expression, utere...mea opera, très certainement dérivée de Plaute qui, dans le Stichus, l’emploie exactement dans le même sens. À la suite, le polyptote par pari pourrait être un souvenir soit de Plaute ou Térence, soit de Cicéron. Les missions sont en effet nombreuses. Un certain Johann Huser, fort probablement un prêtre en relation avec la famille Kalbermatter, devrait lui envoyer de l’argent, via un certain Augustin (un messager?). À un autre chanoine de Sion, Jakob Allet, parent du bailli du Valais Peter Allet de Loèche, il a promis de prêter quelque chose, mais quoi? Une somme d’argent, des livres ou d’autres objets? Il n’est pas toujours aisé de saisir la portée de ce genre d’allusions. Il envoie des nouvelles à la mère de son élève Johann von Schalen auquel il adressera plus tard notre troisième lettre. Il transmet des salutations à de multiples anciens élèves, amis et connaissances. Il en oublie constamment tant leur nombre est grand et surtout il mentionne nommément ses amis les plus en vue et les plus influents: Nicolas Kalbermatter, fils d’Arnold Kalbermatter de Rarogne, bailli du Valais en 1512-1513, et père de Nicolas II Kalbermatter, également bailli, Johann Kalbermatter, majordome de son oncle l’évêque Adrien I de Riedmatten, gouverneur de Saint-Maurice et enfin bailli du Valais (1549-1551), Anton Megentschen de Ponte, secrétaire de la ville et chancelier du Chapitre cathédral, tous bourgeois de Sion et ayant occupé diverses charges importantes. La formule de salutation, vale et vive felix, attestée également dans la correspondance d’Érasme de Rotterdam, ne conclut pas définitivement la lettre. En effet, il ajoute encore deux autres personnages à saluer, oubliés, avant de conclure cette longue liste par l’assurance de son amitié sincère envers tous: Amo illos omnes ex animo.

 

2.3.3. Troisième lettre: de Thomas Platter à Johann von Schalen

La troisième lettre est datée du jour de Pâques – le 6 avril 1550 – à Bâle, période durant laquelle Thomas Platter est à la tête de l’école de la cathédrale et de sa pension pour étudiants. Elle témoigne de ses multiples activités de professeur, d’humaniste et de propriétaire foncier. Il s’adresse amicalement à son ancien élève Johann von Schalen, habitant à Sion. Ce dernier avait auparavant étudié à Bâle et même enseigné dans son école; de plus, c’était son compatriote. En effet, il n’est autre que le fils de Thomas von Schalen, homme politique influent et adversaire du cardinal Mathieu Schiner, originaire de Täsch dans la vallée de Saint-Nicolas, qui s’établit à Sion vers 1538 et en acquiert le droit de bourgeoisie. Peu après, il occupe la charge de châtelain du vidomnat de Sion (1539), puis de grand châtelain (1540), tout en se mettant tout au long de sa vie au service de la France, comme capitaine. Johann, suivant les traces de son père, a exercé en ville de Sion la fonction de bourgmestre en 1559, mais y a aussi été maître d’école.

Dans cette lettre, Thomas Platter s’excuse d’être trop accaparé par ses affaires, notamment par «l’embellissement de sa propriété», pour avoir le temps de lui écrire plus longuement. Le praedium, le domaine rural, fait référence au château de Gundeldingen (Mittlere untere Gundeldingen) entouré de terrains agricoles, dont la production abondante lui permet de subvenir aux besoins de sa famille et dont il tire une grande fierté. Après avoir acquis, en 1549, d’Ulrich Hugwald, qui fut l’un des prédécesseurs de Thomas Platter à la tête de l’école «auf Burg» de Bâle, puis professeur d’université, le petit château de Gundeldingen datant la fin du Moyen Âge, appartenant à l’origine à une famille de la noblesse, Thomas Platter entreprend d’importantes rénovations, y compris des démolitions et reconstructions. C’est pour ce nouvel arrivant l’occasion d’une ascension sociale. Ce domaine se compose outre d’une tour d’habitation ou donjon, de plusieurs bâtiments et dépendances, prés, champs, forêts, vignes, vergers et jardins. Le domaine était relativement négligé, de sorte qu’en plus de s’être endetté pour son acquisition, Thomas Platter doit encore emprunter pour remettre en route son exploitation. Dans son autobiographie, il parle, en effet, de la construction d’une fontaine, puis successivement de rénovations de la maison, de la grange, de l’écurie, de plantation de vignes et de toutes sortes d’améliorations. Il est, semble-t-il, si accaparé par les aménagements de son domaine que le Conseil de la ville et ses collègues jasent à ce sujet, le soupçonnant même de négliger ses devoirs de maître d’école. La répétition du mot negotia, associé la première fois à plurima, semble donc ne pas être qu’une exagération pour tenter de justifier la brièveté de sa lettre!

Thomas Platter envoie ensuite quelques nouvelles de Bâle et lui annonce la prochaine publication des œuvres de Démosthène par Hieronymus ─ il s’agit de l’historien et humaniste allemand Hieronymus Wolf, actif à Bâle dès 1547 auprès de l’imprimeur et humaniste Johannes Oporinus, ancien associé de Thomas Platter.

La familiarité entre le maître et son ancien élève, «sympathisant» de la Réforme, se traduit par les salutations empreintes d’affection: «Mon très doux Johannes», «tes écrits très doux». Plusieurs répétitions s’enchaînent: celle des superlatifs suavissime et suavissimis, du verbe perge, «continue», et du verbe facere et facturum; elles montrent la durabilité des liens qui unissent Platter et von Schalen. La conclusion traduit également, au-delà des formules de politesse, l’amitié solide qui unit les deux hommes, désormais tenus éloignés l’un de l’autre: «Porte-toi bien et aime-moi en retour! [...] Si tu veux que je fasse quelque chose pour toi, demande.» Le verbe redamare est un mot forgé par Cicéron pour traduire le terme grec ἀντιφιλεῖν, adopté par les écrivains latins postérieurs et les humanistes. Entre amis, il est permis de tout se dire. Alors même que Thomas Platter affirme à son correspondant que rien de plus ne s’est produit, il ajoute néanmoins une brève anecdote assez cocasse qui se serait déroulée à Strasbourg. La prétérition permet précisément de la mettre en évidence. Les deux villes voisines de Strasbourg et de Bâle sont liées depuis de nombreuses années, déjà avant l’établissement de la Réforme. Les relations personnelles – littéraires, politiques, religieuses, juridiques, commerciales, familiales et amicales – entre les habitants des deux villes étaient très intenses, comme en témoignent plusieurs correspondances de plusieurs humanistes et réformateurs. Si dans un premier temps, Strasbourg avait offert son soutien aux villes protestantes suisses, dans les années 1547 et 1548, c’est l’inverse qui se produit. Strasbourg se voyait menacée par le pouvoir impérial et l’Intérim d’Augsbourg, laissant craindre le déclin de la Réforme dans la ville, en particulier après la première messe à nouveau célébrée dans la cathédrale. Thomas Platter semble garder espoir. Il raille la crédulité et la naïveté du clergé, puisque ces «curaillons» se laissent intimider par une simple rumeur, qui plus est propagée par des enfants ou des écoliers, au point de quitter la messe séance tenante. La conclusion tombe, sans équivoque du point de vue de Thomas Platter: les Strasbourgeois seront ainsi, heureusement, libérés des papistes! L’emploi des termes ironiques et méprisants pour désigner le clergé catholique, pfaffi, puis les catholiques en général, papisti, pluriel de papista. Ce terme dépréciatif, une création de la Renaissance, désigne ceux qui sont restés fidèles à l’ancienne foi et au pape. Il est attesté fréquemment, notamment chez Érasme de Rotterdam et sans surprise par Jean Calvin, à maintes reprises, dans l’Institution de la Religion chrétienne que Thomas Platter avait éditée en 1536, et par Martin Luther. Cette anecdote et le vocabulaire choisi démontrent que Thomas Platter et son ancien élève partagent les mêmes convictions religieuses.

Au point de vue du style, la lettre débute par une phrase relativement soignée, avec l’anaphore de perge, puis les polyptotes facere-facturum et suavissime-suavissimis. Nous soulignons, par la suite, l’anacoluthe dans la phrase «[...] noli imputare ullis aliis causis quam inopinato nistri senatoris Irmi [...] in patriam abitum et plurima mea negotia...» qui devrait se construire plutôt ainsi: «noli imputare ullis aliis causis quam inopinato nistri senatoris Irmi [...] abitui et plurimis meis negotiis […]» ou «noli imputare nullas alias causas quam inopinato nistri senatoris Irmi [...] abitum et plurima mea negotia [...]». Les maîtres de la poésie et de l’éloquence latins sont à nouveau au rendez-vous, mais toujours d’une manière discrète. Classiques entre les classiques, César et Cicéron semblent lui avoir inspiré la brève alliance des mots negotia confecta, plusieurs fois attestées dans les œuvres de ces deux auteurs. Inopinato, employé adverbialement se rencontre plusieurs fois chez Tite-Live. L’emploi de litera au singulier au lieu du pluriel peut certes surprendre, mais il est cependant attesté chez Ovide. L’expression Demosthenem absolvit pour signifier la fin du travail de rédaction ou composition d’une œuvre littéraire se rencontre fréquemment en latin classique. La langue de Plaute s’insinue ici et là, comme dans l’expression par pari. Nous relevons encore la formule rumore excitato, relativement proche d’une phrase de Tite-Live, où le mot rumor est également employé dans un sens péjoratif de «rumeur»:

otium, ut solet, excitavit plebis rumores.

 

Conclusion

Ces trois lettres dessinent les contours d’un Thomas Platter homme de son temps: pleinement impliqué dans le grand mouvement de la Réforme, disciple convaincu d’Ulrich Zwingli et zélé propagateur des idées nouvelles; homme très dynamique, tour à tour imprimeur, intéressé par l’essor du livre, moyen de diffusion de l’humanisme au nord des Alpes et de promotion économique, et professeur de longue expérience, parfois irascible, mais soucieux d’assurer à ses élèves un apprentissage complet et vivant de la langue latine et des arts libéraux, dans de bonnes conditions; humaniste peut-être un peu rugueux, n’hésitant point, à l’occasion, d’user de son dialecte alémanique, mais néanmoins imprégné de la langue des Anciens, les classiques Plaute, Térence, Cicéron, Virgile; père aimant et dévoué, déployant beaucoup d’efforts pour assurer une bonne situation à lui-même et à ses descendants dans la société bâloise; homme bien entouré, inséré dans un réseau complexe de liens familiaux et d’amitié, dont ces trois lettres nous laissent entrevoir l’étendue et les ramifications entre son ancienne patrie valaisanne et sa nouvelle patrie bâloise.

 

Bibliographie

Bellwald, W., «...diese so curieuse Lebens-History», dans Zehn Blicke auf Thomas Platter, éd. W. Bellwald, Viège, Rotten Verlag, 1999, p. 163-191.

Burckhardt, A., Thomas Platters Briefe an seinen Sohn Felix, Bâle, Detloff, 1890.

Dubuis, P., «Das Wallis und der junge Thomas Platter: wirklich ein armer Hirtenknabe im Gebirge», dans Zehn Blicke auf Thomas Platter, éd. W. Bellwald, Viège, Rotten Verlag, 1999, p. 43-56.

Imboden, G., «Ein Brief Thomas Platters an den Landeshauptmann Peter Owlig, Wirt von Brigerbad», dans Blätter aus der Walliser Geschichte 31(1999), p. 195-208.

Imesch, D., «Ein Brief des Thomas Platter an Landeshauptmann Peter Owlig in Brig», Anzeiger für Schweizerische Geschichte 9 (1902-05), p. 27-29.

Greyerz, K. von, Brändle F., «Basler Selbstzeugnisse des 16./17. Jahrhunderts», dans Platteriana. Beiträge zum 500. Geburtstag des Thomas Platter (1499?-1582), éd. W. Meyer, K. von Greyerz, Bâle, Schwabe, 2002, p. 59-75.

Jenny, B. R., «Humanismus und städtische Eliten in Basel im 16. Jahrhundert unter besonderer Berücksichtigung der Basler Lateinschulen von 1529-1589», dans Platteriana. Beiträge zum 500. Geburtstag des Thomas Platter (1499?-1582), Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft 175, éd. W. Meyer, K. von Greyerz, Bâle, Schwabe, 2002, p. 77-121.

Kuhn, B., «...dass eine Renovation dieser baufälligen Hütte ein Schildbürgerstreich par excellence wäre! Thomas Platters Häuser und deren Nachleben», dans Zehn Blicke auf Thomas Platter, éd. W. Bellwald, Viège, Rotten Verlag, 1999, p. 125-140.

Le Roy Ladurie, E., Le siècle des Platter: 1499-1628: Le mendiant et le professeur, vol. 1, Paris, Fayard, 2000.

Lötscher, V., Felix Platter und seine Familie (153. Neujahrsblatt herausgegeben von der Gesellschaft für das Gute und Gemeinnützige), Bâle, Helbing & Lichtenhahn, 1975.

Meyer, W., «Geissbub und Schlossherr. Die Eidgenossenschaft um 1500 in der Wahrnehmung Thomas Platters», dans Platteriana. Beiträge zum 500. Geburtstag des Thomas Platter (1499?-1582), Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft 175, éd. W. Meyer, K. von Greyerz, Bâle, Schwabe, 2002, p. 17-57.

Müller, P., «Die Geschichte des Hirtenbuben. Thomas Platters Autobiographie im Vergleich mit zeitgenössischen Autobiographien des 16. Jahrhunderts», dans Zehn Blicke auf Thomas Platter, éd. W. Bellwald, Viège, Rotten Verlag, 1999, p. 101-124.

Pastenaci, S., «Der Traum vom eigenen Leben. Autobiographien der Frühen Neuzeit als Kompensation traumatischer Lebenserfahrung», dans Die Psychohistorie des Erlebens, éd. R. Frenken, M. Rheinheimer, PsychoHistorische Forschunfen 2, Kiel, Oetker-Voges, 2000, p. 255-280.

Pastenaci, S., Erzählform und Persönlichkeitsdarstellung in deutschsprachigen Autobiographien des 16. Jahrhunderts: ein Beitrag zur historischen Psychologie, Literatur – Imagination – Realität, vol. 6, Trèves, Wissenschaftlicher Verlag Trier, 1993, p. 186-224.

Pastenaci, S., «Platter, Thomas», Neue Deutsche Biographie, 20 (2001), p. 517-518, version online, https://www.deutsche-biographie.de/pnd118594923.html#ndbcontent.

Platter, T., Lebensbeschreibung, herausgegeben bei A. Hartmann, Zweite Auflage durchgesehen und ergänzt bei U. Dill, mit einem Nachwort von H. Jacob-Friesen, Bâle, Schwabe, 1999.

Platter, T., Ma vie, traduit de l’allemand par E. Fick, préface de P. O. Walzer, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2002.

Possa, M., «Die Reformation im Wallis bis zum Tode Bischof Johann Jordans 1565», Blätter aus der Walliser Geschichte 9 (1940), p. 1-216, en particulier p. 86-96.

Truffer, B., «’Thomas zBlatton filius Anthonii’ in der Zehntenschrift vom 24. Juni 1505», dans Zehn Blicke auf Thomas Platter, éd. W. Bellwald, Viège, Rotten Verlag, 1999, p. 29-42.

Tschudin, P. F., «Thomas Platter – der Drucker», dans T. Platter, Lebenserinnerungen. Die ungewöhnliche Karriere eines Walliser Geisshirten der Renaissance, der in Basel vom Buchdrucker zum Rektor der Münsterschule und zum Besitzer eines Schlossgutes aufsteigt, Bâle, GS-Verlag, 1999, p. 93-106.