Institutions éducatives des jésuites

Dossier Éducation Catholique · Pierre Canisius

Introduction: Clemens Schlip (traduction française: David Amherdt/Kevin Bovier). Version: 26.07.2023.


L'arrière-plan historique

La diffusion de la Réforme en Suisse montra de façon spectaculaire aux cantons restés catholiques qu’ils étaient nettement inférieurs aux protestants dans le domaine éducatif, puisqu’ils ne possédaient même pas d’écoles primaires dignes de ce nom. En 1531, les «cinq cantons» (en allemand «fünf Orte», cinq des sept cantons catholiques, qui faisaient front commun sur le plan politique) avaient déjà discuté, en vain, des solutions possibles à ce problème. En 1537, ils invitèrent Glaréan, qui vivait désormais à Fribourg-en-Brisgau, à revenir enseigner en Suisse, ce qu’il refusa dans une lettre du 1er septembre 1537, invoquant la maladie de sa femme et les difficultés inhérentes à un éventuel déménagement. En 1547, lors de la Diète des sept cantons catholiques réunie à Lucerne, on constata avec inquiétude que les cantons protestants avaient fondé de nombreuses écoles à l’aide des biens confisqués à l’Église, et que les catholiques en faisaient trop peu pour former les enseignants et ainsi éviter que de nombreux parents soient contraints à scolariser leurs enfants dans les écoles protestantes. Glaréan, à qui ils demandèrent conseil, fit diverses suggestions dans une lettre au secrétaire baillival de Baden Kaspar Bodmer du 15 juillet 1548 (bourses pour les étudiants des universités de Paris et de Cologne, engagement de bons prédicateurs et pasteurs, également étrangers, etc.), mais elles ne furent pas mises en œuvre. Néanmoins, le bourgmestre et le Conseil de Fribourg lui demandèrent conseil à plusieurs reprises entre 1546 et 1560 pour le choix de nouveaux enseignants et prédicateurs, et suivirent ses recommandations. À la Diète de Baden en 1548, on envisagea la possibilité de fonder une école catholique commune à Fribourg. En 1558, les sept cantons convinrent d’engager deux ou trois érudits et de construire une école à Fribourg, Rapperswil, Bremgarten ou ailleurs, mais ce projet demeura sans suite.

 

Lucerne

Dans le monastère franciscain de Lucerne, une école fut créée dès 1543 sur décision du Conseil, mais dans les années suivantes, le personnel enseignant fit l’objet de rapports négatifs: la qualité de leur enseignement ainsi que leur comportement moral étaient mis en doute. En 1567/68, de sérieux efforts furent faits pour fonder à Lucerne le premier établissement d’enseignement supérieur; ce fut un échec, malgré le recrutement de plusieurs érudits. Une visite de l’archevêque de Milan, le cardinal Charles Borromée, du 22 au 24 août 1570 (en visite pastorale dans les cinq cantons catholiques) donna un nouvel élan à ce projet. Borromée se prononça auprès des membres du Conseil pour la mise en place, avec la collaboration des jésuites, d’un séminaire pour la Suisse alémanique à Lucerne, conformément aux règlements du Concile de Trente. Le 25 septembre 1573, des hommes influents présentèrent une initiative au Petit Conseil de Lucerne (qui s’occupait des affaires courantes de l’État) pour créer une école secondaire et engager les jésuites comme professeurs; plusieurs d’entre eux (en particulier le maire Ludwig Pfyffer) s’engagèrent à soutenir cet objectif avec leur fortune personnelle. En janvier 1574, le Conseil de Lucerne fit une demande auprès du pape Grégoire XIII afin qu’il envoie des jésuites pour créer une école; le pape et le supérieur général de l’ordre approuvèrent la demande. En août de la même année, les premiers prêtres arrivèrent à Lucerne et y fondèrent le collège; ils commencèrent à enseigner immédiatement, et cela malgré le fait que le collège n’avait pas encore été officiellement inauguré. Au début, l’édifice de l’auberge «Zum Schlüssel» (sur la Barfüsserplatz), dont la moitié avait été louée par le Conseil aux pères jésuites, servit d’école. En 1579, la nouvelle école fut inaugurée; elle se trouvait à l’emplacement de l’ancienne auberge «Zum Kopf» (en face du Palais Ritter, où résidaient désormais les jésuites), que Ludwig Pfyffer avait achetée à cette fin pour 1460 florins et mise à la disposition du Conseil qui l’avait faite démolir puis reconstruire.

Le roi de France Henri III soutint la fondation de l’école de Lucerne par le biais d’une subvention annuelle de 300 couronnes, ce qui contribua à réduire les voyages d’étude des jeunes Suisses en Italie, où ils étaient souvent confrontés à des sentiments anti-français. Le financement de cette école coûta 2050 florins entre 1574 et 1577, dont 468 florins provenaient du trésor de l’État de Lucerne. En 1577, le Conseil adopta l’acte officiel de fondation, dans lequel il fut décidé de créer une école comprenant quatre classes en tout (cette condition fut remplie avec la création de la quatrième classe en 1579). Sur les vingt religieux que comptait l’ordre à Lucerne, l’un s’occupait d’enseigner les rudiments, un autre était prédicateur et enseignait le catéchisme; il y avait en outre quatre professeurs de grammaire et de sciences humaines. Le fonds de dotation s’élevait à 40’000 florins, une somme qui ne fut atteinte qu’en 1580. Sur ce montant, le roi de France contribua à hauteur de 12’000 florins. Parmi les autres donateurs figurent le duc de Savoie (8’000 florins), l’évêque de Bâle (2’000 florins) et surtout le bourgmestre de Lucerne, Pfyffer (5’000 florins), le principal partisan de la fondation de l’école à Lucerne. Ce capital, avec un rendement annuel de 5% (soit 2000 florins), devait rapporter en une année la somme que les Jésuites considéraient comme nécessaire à l’entretien du collège. On évalua les coûts à 100 florins pour chacune des 20 personnes du collège. La gestion du fonds incombait à l’État, qui s’engageait également à verser, quoi qu’il arrive, l’argent nécessaire. Jusqu’en 1584, on ne versait les 100 florins qu’aux personnes effectivement présentes dans le collège à ce moment-là; à partir de cette date, la somme totale était versée. Une grande partie des 40’000 florins n’était pas immédiatement disponible, car ce capital était également constitué de garanties de revenus ou de pensions. Cela valait surtout pour les 12’000 florins garantis par la France sous la forme d’un contrat de pension; à partir de 1582, cette pension était déjà un sujet de préoccupation sur le plan financier, car elle n’était pas toujours versée régulièrement. Philippe II d’Espagne soutint le collège en 1587 par un versement unique de 12’000 florins. En raison de l’inflation, les 2000 florins qui avaient été estimés nécessaires à l’entretien du collège se révélèrent insuffisants dès 1590; en 1599/1600, le capital de dotation fut donc porté de 40’000 à 52’000 florins à l’occasion de la création de trois nouvelles chaires. L’évolution ultérieure de la situation financière se situe en dehors de la période qui nous intéresse ici.

Dans les premiers temps du collège, des divergences s’était faites jour entre le Conseil et les jésuites, car les pères voulaient offrir un enseignement humaniste plus complet que ce qui avait été imaginé par les autorités (ils avaient songé à une structure peu élaborée basée sur le modèle des anciennes écoles monastiques, tandis que les jésuites étaient partisans d’une organisation plus élaborée, telle celle qui sera plus tard officiellement formulée dans la Ratio Studiorum). Il n’y a pas lieu de retracer ici en détail l’histoire de l’école. On relèvera l’élargissement de l’offre pédagogique avec la mise en place d’une classe de rhétorique au cours de l’année scolaire 1599/1600. Quelques années plus tard, l’enseignement du grec généra un nouveau conflit: en 1605, l’autorité compétente se plaignit du fait que les jésuites avaient des exigences trop élevées dans le domaine de l’enseignement du grec, ce qui décourageait les élèves (la suite de l’affaire n’est pas connue). À cette époque, l’enseignement du grec était un problème constant pour les jésuites dans l’ensemble de la province d’Allemagne méridionale: d’un côté, de nombreux étudiants cherchaient à y échapper; de l’autre côté, des voix s’élevaient pour se plaindre du fait que cet enseignement était négligé.

Les représentations théâtrales, si caractéristiques des écoles jésuites, sont attestées à Lucerne depuis le 10 novembre 1579. Ce jour-là, à l’occasion de l’inauguration du nouveau bâtiment scolaire susmentionné, on donna une représentation publique de la pièce de théâtre De Musarum Parnasso pulsarum ad Helvetios Catholicos migratione et gratulabunda receptione («La migration des Muses chassées du Parnasse vers la Suisse catholique et l’accueil joyeux qu’elles reçurent»). Ensuite, une grande représentation eut lieu presque chaque année (il y avait aussi des représentations moins importantes dans des cadres plus modestes); jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on joua des pièces traitant principalement de la vie des saints. Seul un petit nombre de textes a subsisté des cent premières années du collège, qui sont celles qui nous importent ici.

 

Fribourg

Au début du XVIe siècle, il y avait encore à Fribourg une bonne école latine et un cercle humaniste autour de Peter Falck; en 1550, la situation s’était considérablement détériorée. Comme dans beaucoup d’autres domaines, le niveau d’éducation insuffisant du clergé constituait un grave problème. En 1501, un concordat entre le clergé de Saint-Nicolas et le conseil de la ville stipula qu’à l’avenir, seuls les clercs maîtrisant la lecture et le chant devaient recevoir des bénéfices (les clercs qui avaient déjà des bénéfices étaient expressément exclus, probablement pour de bonnes raisons).

Le prédicateur de la ville Peter Schneuwly et le nonce papal Giovanni Francesco Bonhomini (1536-1587) jouèrent un rôle décisif dans la venue des jésuites. Le soir du 10 décembre 1580, Pierre Canisius arriva à Fribourg avec le nonce. Le pape Grégoire XIII (dans sa bulle Paterna illa charitas du 26 février 1580), en accord avec une suggestion qui lui était parvenue de Fribourg, fournit au Collège Saint-Michel les biens de l'abbaye prémontrée d’Humilimont (Niederberg) près de Marsens, qui fut fermé (il jouissait d’ailleurs d’une très mauvaise réputation). Le 18 octobre 1582, le Collège Saint-Michel débuta son activité à la rue de Lausanne. Son premier recteur fut le père Petrus Michael (1549-1596; en français Pierre Michel), né en Silésie. L’enseignement commença tout d’abord dans trois classes, celle des rudimenta, celle de grammaire et celle de syntaxe; en septembre 1584 fut ajoutée la classe d'humanités, puis, en 1586, la classe de rhétorique. La théologie morale fut enseignée à partir de 1599; la logique et la philosophie ne furent introduites qu’au XVIIe siècle.

Les bâtiments de la rue de Lausanne se révélant bientôt trop petits, le Conseil de Fribourg, avec le Provincial des jésuites, décida le 29 avril 1594 de construire, sur la colline du Belzé, un nouveau bâtiment, qui fut inauguré le 5 août 1596; Pierre Canisius prononça à cette occasion l’une de ses dernières allocutions publiques.

L’intégration des enseignants venus de l’étranger dans la communauté urbaine ne se déroula pas sans heurts, car ils suscitèrent de la méfiance; à des sentiments xénophobes et aux plaintes face à la charge financière causée par la création du collège, s’ajoutait le fait que l’on soupçonnait les nouveaux venus de s’engager politiquement pour l’Espagne ou la Maison de Savoie, de préparer une guerre de religion ou même d’être responsables de la propagation de la peste.Au cours des premières années, la situation financière n'était pas non plus toujours satisfaisante.

À l’instigation des jésuites, le Conseil de la ville nomma en 1585 un imprimeur, Abraham Gemperlin (1550-1639), né à Rottenburg sur le Neckar, auparavant actif en Alsace et à Fribourg-en-Brisgau. Ainsi, l’impression typographique était de retour à Fribourg après une longue interruption. Comme l’entreprise n’était pas rentable, Gemperlin déménagea à Constance en 1593, mais retourna à Fribourg en 1595 et dirigea depuis lors l’entreprise avec Wilhelm Mäss (mort en 1619), à qui il céda toutes ses parts en 1597. Le principal client de l’imprimerie, dont les productions jouissaient d’une excellente réputation, était le Collège des jésuites.

Aucune université ne fut créée à Fribourg (ni même dans l’ensemble de la Suisse catholique). Les subventions gouvernementales permettaient toutefois à ceux qui manquaient de moyens financiers d’aller étudier dans d’autres villes catholiques (Rome, Vienne, Milan, Paris, Besançon, Fribourg-en-Brisgau). Dès 1548, le savant catholique Glaréan, répondant à une demande des sept cantons catholiques, leur avait fait savoir que, à son avis, de bonnes écoles supérieures avaient priorité sur la création d’une université.

Le collège de Fribourg fut l’un des berceaux du théâtre jésuite. Jakob Gretser (1562-1625) y travailla de 1584 à 1586; sa pièce sur le misanthrope attique Timon (basée sur le texte du même nom de Lucien) fut jouée sur la place Notre-Dame; ses dernières pièces se concentrèrent sur des sujets chrétiens. Neuf de ses vingt-trois pièces furent écrites à Fribourg. Il mit en scène le Timon dès le début de son activité à Fribourg, alors qu’il s’occupait de la classe d'humanités (on trouvera davantage de détails sur l’auteur et la pièce dans la section sur le théâtre).

À ses débuts, le théâtre jésuite de Fribourg était en concurrence avec le drame biblique, qui était déjà établi avec succès dans la région réformée (en particulier dans la ville voisine de Berne). Les jésuites s’efforcèrent dès lors de rattraper leur retard en composant leurs propres pièces sur des thématiques tirées de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Avec leurs nombreuses pièces sur les martyrs, ils allèrent même au-delà de l’offre des théâtres protestants.

Cette esquisse historique doit être limitée au XVIe siècle. La suite de l’histoire du collège, dont l’importance dépassait largement le canton de Fribourg et qui, malgré des crises occasionnelles, fut jusque dans les années 1960 un havre de formation classique et un bastion du catholicisme, ne peut guère être qu’évoquée ici.

 

Caractéristiques de l’enseignement

Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre des jésuites, avait déjà esquissé le programme d’études de l’ordre en trois étapes (1. Grammaire et rhétorique; 2. Philosophie; 3. Théologie) dans les Constitutions publiées en 1555, et stipulé que les collèges et les éventuelles universités devaient appartenir à l’ordre. Ces institutions éducatives étaient également ouvertes à un public plus large que les jeunes membres de l’ordre. L’enseignement devait être dispensé gratuitement, conformément à Mt 10,8 («Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement»); il n’y avait donc pas non plus de frais pour les examens et l’obtention de diplômes. Par la suite, l’ordre acquit un rôle prépondérant dans l’enseignement gymnasial et universitaire en Europe (sauf dans les facultés de droit et de médecine) et devint l’ordre scolaire catholique par excellence. Les membres de l’ordre (à l’exception des frères laïcs) travaillaient généralement comme professeurs au gymnase pendant quelques années entre leurs études philosophiques et théologiques, dans le cadre de leur formation au «scolasticat». Même après avoir suivi tout leur cursus de formation et prononcé les quatre vœux de l’ordre (en plus des vœux traditionnels de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, ils faisaient vœu d’obéissance au pape), ils pouvaient prétendre à un poste dans l’enseignement humaniste; mais cette activité entrait en concurrence avec d’autres, comme les charges pastorales, les missions ou l’enseignement théologique et philosophique. En outre, il y avait aussi des magistri perpetui (professeurs permanents) employés de façon permanente dans l’enseignement gymnasial; il s’agissait de membres de l’ordre qui s’étaient montrés moins aptes aux études supérieures de philosophie et de théologie. Les conditions générales décrites ici entraînèrent une grande fluctuation dans le corps enseignant; en particulier pour les personnes les plus talentueuses, l’enseignement n’était généralement qu’une étape relativement brève. Même si le règlement des études de 1599 prévoyait que les maîtres d’école fussent formés à leur tâche pédagogique par un enseignant expérimenté, dans la pratique on se plaignait aussi du manque de pédagogie des enseignants. Il faut toutefois noter que cette formation préliminaire des enseignants allait déjà au-delà de ce qui était habituel dans les régions protestantes de l’époque, où il n’en sera question qu’au XVIIIe siècle, lors de la création des séminaires philologiques.

Les collèges jésuites se caractérisaient par un système d’internat organisé de manière stricte; mais il y avait aussi des élèves externes. Même si c’est seulement en 1599 que parut le Ratio Studiorum avec ses instructions détaillées pour le programme des écoles jésuites, on peut tirer de ce document des conclusions sur l’enseignement donné lors de la période précédente (nous pouvons faire abstraction des études supérieures dans les disciplines théologiques, puisque les écoles que nous avons considérées – Lucerne et Fribourg – pendant la période qui nous intéresse se limitaient aux classes «gymnasiales» et qu’elles ne fournirent une formation complète qu’après un certain temps. Elles comprenaient trois ans de grammaire, un an de lettres et un an de rhétorique.

  1. Pour la première année de grammaire, la Ratio (n° 425-433) prévoit l’enseignement de la grammaire et de la syntaxe latine, ainsi que la lecture et la traduction de textes de Cicéron. L’enseignement des rudiments du grec est aussi au programme.
  2. En deuxième année de grammaire (Ratio n° 415-424), les élèves devaient acquérir une connaissance complète de la grammaire latine. Cicéron, à nouveau, ainsi que les poèmes les plus faciles d’Ovide sont au programme. On approfondit l’étude du grec et on lit la Table de Cébès». À Fribourg, avant 1599, on lisait, en plus de Cicéron, les dialogues de l’humaniste italien Giovanni Pontano (1429-1509); en revanche, aucune lecture n’est attestée pour le grec.
  3. Au cours de la troisième année de grammaire, la Ratio (n° 405-414) prévoit la maîtrise de la grammaire et de la syntaxe latines, l’approfondissement de la métrique latine, ainsi que l’acquisition d’une connaissance de base du grec. Les lectures latines sont Cicéron (les lettres et les écrits philosophiques), les élégies et les Héroïdes d’Ovide dans des versions expurgées, des passages (d’une moralité au-dessus de tout soupçon) des poèmes de Catulle, Properce, Tibulle et Virgile, ainsi que le quatrième livre des Géorgiques et le cinquième et le septième livres de l’Énéide. En grec, on lit Jean Chrysostome, Ésope, l’ouvrage d’Agapet sur les devoirs du prince chrétien, etc.
  4. Dans la classe d’humanités (Ratio n° 395-404), une grande importance est accordée à l’éloquence et à la rhétorique. Les lectures sont Cicéron (les œuvres de philosophie morale, les discours les plus simples); les historiens César, Tite-Live, Salluste et Quinte-Curce; Virgile (les Bucoliques et le quatrième livre de l’Énéide); un choix d’Odes d’Horace; diverses élégies et épigrammes expurgées. En grec, on lit les discours d’Isocrate ou les Sermons de Basile et de Jean Chrysostome, les lettres de Platon et de Synésios. L’élève doit également être capable de rédiger un texte en grec. À Fribourg, avant 1599, sont exercés durant cette année scolaire la composition (prose et vers) et le style latins; en plus des lectures mentionnées ci-dessus, on trouve la tragédie de Sénèque intitulée Hercules Furens, les Annales de Tacite et des dialogues choisis de Lucien.
  5. Les élèves de la classe de rhétorique devaient être capables d’écrire parfaitement en latin, en prose comme en vers (Ratio n° 375-394). Ils étudiaient les écrits rhétoriques de Cicéron et d’Aristote. En grec, ils approfondissaient leurs connaissances de la prosodie et des dialectes. Le modèle de style en latin était Cicéron. À Fribourg, la rhétorique durait en fait deux ans; on étudiait les discours de Cicéron, Tite-Live et les Géorgiques de Virgile; en grec, on lisait Démosthène.

Dans toutes les classes, tant avant qu’après l’apparition de la Ratio, le latin était le principal objectif de l’enseignement.

L’emploi du temps de 1595 indique qu’en été la journée scolaire commençait à 5h45 par la messe. Les cours proprement dits commençaient à 6h30 et duraient jusqu’à 9h00; ils reprenaient à 12h15 et duraient ensuite jusqu’à 15h00. L’hiver, cet horaire quotidien était décalé d’une heure.

On peut facilement supposer que les leçons à Fribourg, comme c’était l’usage dans les écoles jésuites, étaient basées sur la répétition permanente de ce qui avait été appris, la lecture et la production autonome de textes selon des thèmes donnés (le degré de difficulté augmentant naturellement dans les classes supérieures). L’une des caractéristiques de l’enseignement jésuite était la «concertatio», dans laquelle les élèves (ou même des classes entières ou des moitiés de classes) étaient mis en compétition les uns avec les autres; par exemple, une partie de la classe donnait des devoirs à l’autre partie, puis les corrigeait. Dans les classes supérieures avaient lieu des disputes académiques formelles. Les élèves les plus doués pouvaient obtenir le poste honorifique de décurion et aidaient alors le professeur, par exemple en ramassant les cahiers d’exercices; le «décurion en chef» ou «censeur» d’une classe veillait à la discipline de ses camarades.

 

Organisation des écoles

Les remarques suivantes sur l’organisation interne des écoles jésuites s’appuient là encore essentiellement sur la Ratio Studiorum de 1599, mais peuvent également être appliquées à la période qui précède.

En dernière instance, la responsabilité des collèges et des écoles jésuites incombait au supérieur général de Rome, qui décidait de la création de nouveaux collèges et de l’élargissement de l’éventail des études offertes par les collèges existants (par exemple, en créant des études de philosophie et de théologie qui faisaient suite à l’enseignement humaniste). Il nommait également les recteurs des différents collèges. Cependant, il suivait généralement les conseils et les avis des provinciaux (les chefs des différentes provinces religieuses). Ceux-ci étaient chargés, dans leurs provinces, de superviser les collèges et les écoles qui y étaient associées, ainsi que de nommer les préfets des études et des écoles et d’organiser la répartition des enseignants dans les diverses classes. Le recteur, nommé par le général de l’ordre, était le supérieur des membres de l’ordre affiliés à un collège; il représentait le collège à l’extérieur (par exemple, vis-à-vis des autorités civiles) et s’occupait des questions administratives de toute l’institution. En règle générale, cependant, il n’exerçait pas d’activités pédagogiques et n’intervenait pas dans le processus d’enseignement. Le préfet, qui avait une fonction de direction, s’occupait des affaires scolaires et pédagogiques proprement dites dans l’enseignement humaniste. Dans les collèges où l’enseignement humaniste n’était pas suivi de cours de philosophie et de théologie, la gestion de l’école était entièrement entre ses mains. Sinon, il était soumis à la surveillance d’un préfet des études, dont la tâche principale était de superviser et d’organiser les études philosophiques et théologiques.

 

Ailleurs et plus tard

En 1591, un collège jésuite fut fondé à Porrentruy à l’invitation du prince-évêque de Bâle Jacques Christophe Blarer de Wartensee, en réaction notamment aux projets du duc de Wurtemberg de fonder un gymnase protestant dans la ville voisine de Montbéliard; mais sa fondation était aussi une conséquence des réformes du gymnase (lycée) de la ville de Bâle: le prince-évêque voulait éviter un afflux massif d’élèves catholiques vers la ville protestante. Les fondations plus tardives de collèges à Soleure (1646), Bellinzone (1646), Brigue (1662) et Sion (1734) – ces institutions durent toutes fermer, définitivement ou provisoirement au plus tard lors de la suppression de l’ordre par le pape Clément XIV en 1773 – vont déjà bien au-delà la période considérée ici. Il convient de noter que tous les collèges jésuites suisses étaient rattachés à la province de Haute-Allemagne, qui s’étendait donc également aux régions de langue française (Fribourg, Porrentruy) et italienne (Bellinzone). Jusqu’à l’abolition de leur ordre, les jésuites détenaient en pratique le monopole scolaire dans les régions catholiques (à l’exception des monastères bénédictins d’Einsiedeln et de Saint-Gall), et leur influence est restée perceptible au-delà de cette date. On ne peut mentionner ici qu’en passant leur activité scolaire en Suisse après 1773 (en Suisse comme ailleurs, les anciens jésuites purent souvent poursuivre leur activité d'enseignement en tant que membres du clergé séculier) et après la restauration de l’ordre en 1814 jusqu’à leur expulsion à la suite de la guerre du Sonderbund (1847). Les capucins, présents en de nombreux endroits au Tessin à partir de 1535, et de plus en plus en Suisse alémanique et en Suisse romande à partir de 1581 (date de la fondation du monastère d’Altdorf), n’enseignèrent pas au niveau gymnasial avant la fin du XIXe siècle.

Le Collegium Helveticum, fondé en 1579 par Charles Borromée à Milan, mérite également d’être mentionné en tant qu’établissement d’enseignement. Il devait servir de «séminaire [pour préparer] le clergé de la Suisse catholique, des Grisons, du Valais et de leurs pays sujets» et permettre à ses anciens élèves, âgés d’une quinzaine d’années et ayant déjà reçu des cours de latin approfondis ailleurs, d’acquérir des connaissances supplémentaires en théologie et en philosophie; L’objectif de cette institution était, selon les mots de Borromée dans une lettre adressée aux cantons catholiques, de former des «gantz gelerrte wol erfahrne priester» («des prêtres très savants et expérimentés»).

La perte, au moment de la Réforme, de la seule université catholique suisse, celle de Bâle, ne fut compensée ni XVIe siècle ni dans les décennies suivantes; ce n’est qu’en 1889 que la Suisse catholique disposa de sa propre université, celle de Fribourg. De nombreux catholiques suisses fréquentèrent donc des universités dans des pays catholiques étrangers, dont Franz Guillimann, dont nous présentons ailleurs quelques poèmes datant de ses études chez les jésuites. Toujours est-il que les collèges présentés ici ont pu jouer en Suisse catholique un rôle comparable à celui des «hautes écoles» dans les localités réformées, en servant à la formation humaniste des classes dirigeantes locales.

 

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