Sur la Providence
Traduction (Français)
Traduction: David Amherdt/Kevin Bovier (notes originales en allemand: Clemens Schlip)
1. Le pape et la reine d’Angleterre; l’Angleterre et l’Écosse (3vo-4ro)
Théocrite: […] Mais j’en viens à ce qui s’est passé très récemment en Angleterre.
Polycarpe: Je dresse l’oreille.
Théocrite: Le pape y avait envoyé, tout comme il l’avait fait pour l’Allemagne, son légat,éb dont le roi Philippe (sans nul doute c’est le pape qui l’en avait prié) s’était employé à préparer la venue et le voyage par une lettre très amicale à la sérénissime reine d’Angleterre; mais la reine n’admit ni les prières du roi Philippe dans son cœur ni le légat pontifical dans son royaume; elle répondit en effet qu’elle ne voulait absolument rien avoir à faire avec le pape et son concile, et qu’elle rendrait compte sous peu à toute la terre, dans ce livre publié officiellement, de cette décision chrétienne et pieuse.
Polycarpe: J’aurais l’impression d’entendre des choses incroyables à dire, si je n’avais pas su d’avance quelles étaient tes sources. En vérité, c’est un très grand retournement de situation qui s’est produit: voilà maintenant qu’il se fait moquer par une femme, celui qui, il n’y a pas si longtemps, se jouait des monarques chrétiens. Il vient à point, ce vers de Virgile: «C’est la femme qui dirige l’action». Allons, continue d’exposer ce que tu as découvert au sujet du royaume d’Écosse, car on raconte que ses ténèbres ont aussi été illuminées par les rayons de l’Évangile.
Théocrite: En vérité, c’est bien tard que Dieu s’est tourné vers cette nation, mais, cependant, de manière si bienveillante et clémente, on pourrait même dire de manière si merveilleuse et puissante que c’est un événement digne d’être à jamais gardé en mémoire par la postérité. Comme tu le sais, les Anglais et les Écossais étaient autrefois divisés en raison de la haine viscérale qu’ils se vouaient mutuellement, au point qu’il n’était pas rare que, leurs enseignes déployées, ils se livrassent à des combats sans merci; maintenant, grâce au glaive de la parole divine, les deux nations, vaincues, ont accepté les lois et le règne du Christ leur sauveur avec une telle unanimité qu’il n’y a rien de plus uni qu’eux, alors qu’auparavant il n’y avait rien de plus divisé qu’eux. On loue surtout la fermeté des Écossais, ainsi que leur piété filiale envers la reine, qui est de loin la plus grande après celle dont ils font preuve envers Dieu. Ils lui envoyèrent une très grande ambassade, pour lui demander de revenir dans le royaume et d’attendre avec clémence toutes les marques d’honneur de la part de ses sujets; ils disaient aussi être prêts à l’avenir à donner sans compter leur vie et leur sang pour elle (et ils promettaient de protéger de leurs armes cette petite fille d’un âge encore très tendre), pourvu qu’elle leur permît de conserver leur religion pure et libre, car ils étaient résolus à perdre la vie plus volontiers que la religion chrétienne.
2. Preuves bibliques de la providence divine et digression autobiographique (le petit Fabricius Montanus tombe dans un puits)
Théocrite: […] Or, si cette force meurtrière, que nous avons appelée plus haut nécessité, vient de Dieu, les événements précédents doivent eux aussi avoir quelque rapport avec ce résultat. Ainsi, si quelqu’un emprunte une voie qui lui sera fatale, ou engage un combat qui causera sa perte et celle des siens, même s’il prend sa décision en toute connaissance de cause, cependant, par quelque force cachée et muette, il sera conduit à entreprendre une action dont l’issue le mettra plus tard en danger. Et je pourrais mentionner des exemples qui me serviraient de preuves et par lesquelles je pourrais démontrer que des résultats inattendus, quelque fortuits qu’ils puissent paraître, n’ont en eux rien de fortuit. Mais je vais ici me référer à l’Écriture, dont l’autorité doit être pour nous sacro-sainte, et à juste titre. Celle-ci soumet totalement à Dieu, comme à un guide suprême, la vie, la mort, les décisions, les événements, enfin toutes nos actions. Toutes les fois que nous confions à Dieu dans nos prières nos personnes et nos affaires, ne remettons-nous pas à ce même Dieu l’ensemble de tout ce qui nous concerne? Si tu veux lire des passages de l’Écriture, il y a 1 Sam 2, Jr 10, Prov. 16 et 21, Ps 127. Mais à quoi bon énumérer tous les passages? Ils sont innombrables, ceux qui ont un lien avec la question qui nous occupe, mais un seul servira ici d’exemple: j’aimerais que tu prennes le neuvième chapitre du premier livre de Samuel, où il est question de l’élection du roi. Dieu avait destiné Saul à régner, donc toutes les choses qui sont arrivées au sujet de Saul sont comme des moyens lui permettant d’accomplir son destin. Ainsi, le premier acte revient aux ânesses qui, s’étant écartées du chemin, s’égarèrent en allant paître plus loin qu’elles n’en avaient l’habitude. Et pourtant, cet égarement est dirigé par Dieu. «Qu’est-ce que j’entends», diras-tu, «celui dont la terre entière est incapable de contenir la sagesse aurait souci de cet animal stupide et insensé?». Oui, absolument, il en est ainsi. Car plus la sagesse de Dieu est immense, plus sa majesté est sublime et grandiose, moins on peut, à mon avis, soustraire quoi que ce soit des choses créées à sa direction: sa sagesse s’étend aux corbeaux, aux moineaux, aux genres d’oiseaux le plus vil. Mais allons plus loin. Quant au fait que Saul reçoit l’ordre d’aller chercher des ânesses perdues, de prendre un serviteur comme compagnon de route, qu’il obéit volontiers à son père, qu’ils prennent la route ensemble, qu’ils font des détours, qu’ils parcourent en vain plusieurs routes dans leur recherche, qu’ils arrivent lentement à l’endroit qui, parce qu’il se trouve non loin du prophète, leur rappelle ce dernier, qu’ils prennent la décision d’aller le voir, qu’ils préparent des cadeaux, qu’ils aient à disposition une partie d’un shekel, tout cela est l’œuvre de Dieu. Et ce n’est pas non plus par hasard que les filles arrivèrent pour puiser de l’eau, car c’est sur leur indication que Saül et son serviteur entreprirent avec empressement ce qui restait de chemin. Je te le demande, qu’est-ce qui semble plus fortuit que de partir de chez soi parce qu’il n’y a plus d’eau, que d’y plonger un seau, que d’abreuver les troupeaux? Et cependant, c’est en faisant cela que Rébecca devint la femme d’Isaac; Moïse tomba sur sa Zipora près d’un puits; la Samaritaine arriva à l’improviste auprès du Christ assoiffé assis près d’un puits. Dans chacun de ces événements, les faits eux-mêmes attestent la grandeur de la providence. Et ceux qui burent en lapant, comme on peut le lire dans l’histoire des juges, ce n’est pas non plus par hasard qu’ils furent poussés à agir ainsi. Et ceux qui vont vers le Nil pour puiser de l’eau et qui sont emportés par des crocodiles et qui se noient dans des rivières et des cours d’eau, il ne faut pas penser que c’est par hasard qu’ils sont arrivés là. Car la nécessité de mourir n’incombe qu’à ceux à qui Dieu a voulu l’imposer. Et puisque nous parlons de puits, je vais raconter ce qui m’est arrivé lorsque j’étais un tout jeune garçon. J’étais trop petit pour pouvoir toucher avec ma main le seau qui, attaché à une perche, était suspendu au-dessus de l’ouverture du puits; je me dispose donc à escalader la base du puits; y étant parvenu, je me saisis du seau; celui-ci se met à bouger et se dérobe à mon contact; je suis déséquilibré et tombe en avant. Je suis pris d’un frisson d’horreur chaque fois que je me rappelle cette chute funeste. Dans ces contrées, l’ouverture des puits est fréquemment fermée par un assemblage de poutres entrecroisées; la veille, cette structure s’était défaite et l’une des poutres du haut était tombée dans le puits, de sorte que cette chute fut suivie de près par la mienne! Tous ceux qui examinèrent les lieux s’étonnèrent de ce que la poutre se soit placée en travers du puits et que je sois tombé la tête la première, et ils se demandaient comment il avait pu arriver qu’en tombant je n’aie pas d’abord touché la poutre, mais qu’après un moment de flottement j’aie été précipité sur elle et que j’y sois pendant tout ce temps resté assis, les jambes écartées, jusqu’à ce que finalement mes parents et les voisins me viennent en aide. Ils firent descendre quelqu’un pour m’attacher à des cordes, et c’est fermement tenu par ces cordes que je fus ensuite tiré du puits. C’est ainsi que de nombreux miracles de Dieu se trouvent réunis dans ce seul événement. Ma mère ne manqua pas de me le faire remarquer – car c’était une femme pieuse et qui avait beaucoup lu – et elle me le répéta souvent durant mon enfance, et toujours elle ajoutait que je devais reconnaître dans cet événement la providence de Dieu qui sans doute avait voulu par cet entraînement me préparer à des enseignements plus importants. C’est ainsi que Dieu voulut enseigner à mes parents que les choses ne dépendaient pas tant de leur sollicitude que de sa propre protection et bienveillance. Quant à moi, il me faisait voir on ne peut plus clairement à qui désormais je devais toute ma vie, c’est-à-dire à celui par la faveur de qui non seulement j’étais en vie, mais j’étais en vie presque miraculeusement.
3. Les beautés de la montagne
Théocrite: Nous avions l’habitude, Polycarpe, d’aller voir ensemble nos Alpes presque chaque année, mais cette année nous a jusqu’ici privés de ce plaisir, car elle fut très agitée.
Polycarpe: Je suis merveilleusement charmé par ces petites promenades en montagne, et j’ai toujours jugé hautement estimable cette détente de l’âme qui retient le plaisir dans les limites d’une égale utilité.
Théocrite: Ce plaisir, pour toi, consiste à être placé sur un lieu élevé et d’observer d’un coup d’œil, depuis en haut, le vert des prés situés en contrebas, l’obscurité des vallées ombragées, le calme des forêts touffues, et aussi l’air de la région, la solitude des rochers, la pérennité des eaux, la limpidité des rivières, l’étendue des lacs, la grandeur des champs, la situation des villages, des bâtiments et des routes, les cultures, la beauté, la sérénité, l’âpreté, la clarté, l’agrément, la profondeur, l’immensité, les marques du temps, le charme et l’élégance, bref, tout cela, les yeux l’embrassent d’un seul regard dans toutes les directions. Le plaisir des oreilles n’est pas moindre: voici un troupeau de vaches, un autre de moutons, un autre de chèvres, les clochettes qui tintent, les chariots de bergers. Les oiseaux au chant harmonieux, les brises qui soufflent, les ruisseaux qui tombent des sommets mêlent à l’envi leurs mugissements, leurs bêlements, leurs tintements, leurs accords, leurs sifflements, leurs murmures, que les vallées répètent, auxquels les forêts répondent, que les cavernes font résonner, que les rochers répercutent, et des voix ténues parcourent le ciel tout proche. Mais il n’est pas de peu d’utilité de faire avancer comme dans un théâtre tout le chœur de la nature pour le donner à observer et à contempler, pour pouvoir ainsi mieux connaître la magnificence du Dieu créateur. Et est-il un lieu où les plantes poussent mieux que sur les montagnes? Où sont-elles plus nombreuses, plus belles, plus salutaires, plus efficaces et plus aromatiques? Les montagnes nous fournissent le doronic, la gentiane, qui est une plante dont on connaît plusieurs sortes. Elles nous fournissent le plantain aromatique, la grande centaurée, vulgairement appelée raponticum, la rhubarbe, le séséli du Péloponnèse, l’ellébore, les lunaires de tout genre, l’ivette musquée (mais je ne vais pas toutes les énumérer), et elles nous fournissent en outre généreusement la vertu des fleurs, des racines et des fruits, si utile aux êtres humains. Mais que je suis sot de te raconter tout cela, Polycarpe, alors qu’il n’y a pas une vallée, pas le moindre petit cours d’eau qui ne nous connaît pas, pas un défilé, pas un col, pas un sommet que nous n’ayons ensemble explorés, franchis, vaincus!
Polycarpe: L’évocation de tout cela m’a été agréable: ce souvenir d’un plaisir passé m’a grandement charmé. Ainsi, ces alpes sur lesquelles il ne nous est pas donné d’aller physiquement, nous les atteindrons du moins par l’esprit.
Théocrite: Mais pour qu’aucun genre de contemplation de la nature ne te manque, à la place de la rhubarbe et de la lunaire grecque odorante que tu recherchais en compagnie de notre cher médecin dans la vallée de la montagne en face de nous, tu es tombé sur une ourse accompagnée de ses deux petits; mais vous vous en êtes sortis sans dommage parce que vous vous êtes abstenus de toute violence.
Polycarpe: Tu sais que, nous faisant obstacle sur les côtés, des rochers très escarpés se dressaient en hauteur de part et d’autre, de sorte qu’il n’y avait aucune issue pour fuir. Mais l’ourse, après avoir pris ses petits auprès d’elle, s’est assise sur sa croupe et s’est mise à nous observer pendant un bon moment. Quant à nous, sans défense, nous sommes restés quelque temps immobiles à la regarder; enfin, elle s’est soudain arrachée à notre vue et nous avons à nouveau parcouru tout le chemin de la vallée, et, quittant ces lieux escarpés, nous nous sommes repliés vers la plaine.
L’attitude à l’égard des montagnes qui apparaît ici et dans la suite du texte rappelle des remarques similaires de Conrad Gessner dans sa lettre de juin 1541 sur l’admiration des montagnes, d’autant plus que Théocrite, comme Gessner, est poussé par la contemplation de la nature à l’admiration du Dieu créateur. On peut sans doute exclure une influence de Gessner sur le texte présenté ici; les similitudes résultent d’une approche théologique identique de la part des deux auteurs.