Lettre à Zwingli
Traduction (Français)
Traduction: Kevin Bovier (notes originales en allemand: Clemens Schlip)
Valentin Tschudi salue son cher Zwingli.
Après le retour de notre cher Glaréan dans la patrie, très docte Zwingli, je t’ai envoyé encore deux lettres; j’en ai confié une au messager qui m’avait apporté la tienne ici, et l’autre à un pèlerin des Flandres qui me proposait son aide. Je ne doute pas que la première t’est parvenue; mais j’ignore ce qu’il en est de l’autre: le fait que la patrie du messager se trouve loin de chez nous et que celui-ci soit un pèlerin ne me dit rien qui vaille. La raison pour laquelle tu ne m’as pas répondu en même temps que notre cher Glaréan, je l’ai apprise par lui, c’est-à-dire que tu le voulais, mais que ton retour précipité à Einsiedeln t’en a empêché, car l’urgence de la situation ne te permettait pas de tarder davantage; il me suffit cependant que tu aies eu et que tu aies encore à l’avenir l’intention de me réjouir où que tu sois par tes lettres très agréables et vraiment douces comme le nectar, pour peu que tu disposes de messagers et d’un moment propice (ce à quoi tu as soigneusement veillé jusqu’à présent).
Ce que tu penses de ma maîtrise, je l’ai appris avec une immense joie: à savoir que tu me le déconseilles fortement, que tu n’approuves nullement le conseil de mes amis à ce sujet et que ces titres futiles n’ajoutent rien à l’autorité d’un homme. Puisque cela émane d’un tel homme, je ne peux que l’approuver vigoureusement, surtout que je constate chaque jour davantage dans quelle obscurité est enfouie la jeunesse française, avec quelles bêtises, avec combien de choses fades et ridicules on abreuve, voire on infecte les esprits juvéniles. En effet, aucun poison n’est aussi nocif et efficace que cette sophistique (que je qualifierais de bavarde et trompeuse) qui transforme en bête – je veux dire en peste. Et pourquoi pas en bête? On pourrait avoir l’impression que les initiés de cette sorte sont des bêtes sauvages et qu’ils sont même plus monstrueux qu’elles. Leur jugement leur a été ôté, leurs sens sont engourdis et, comme on dit, couverts de morve, leur finesse d’esprit s’est émoussée et, comme dans Écho, il ne reste plus rien d’humain en eux à part un son vide, mais qu’ils émettent avec une prodigalité et une effusion telles que même dix bonnes femmes, qui sont bien plus bavardes que la nature elle-même, ne peuvent égaler un seul sophiste. Ici, les gens sont très différents de ceux que l’on peut voir à Vienne ou à Bâle; s’ils venaient ici, on les obligerait à retourner à l’école pour apprendre avec les enfants. Ils n’ont pas même un instant pour se détendre un peu et s’occuper d’autre chose: toute la matinée est consacrée à ces bêtises; à l’heure du déjeuner ou du dîner, lorsqu’on se promène pour se changer les idées, c’est le principal lieu d’entraînement, la principale préoccupation. Bref, ils y passent la journée entière. Je pense que même lors de la prière ils discutent avec Dieu à la manière des sophistes et tentent de le convaincre par leurs arguments. Je me souviens que notre précepteur les a un jour appelés, non sans perspicacité, des gymnosophistes, car ils ont renié absolument toute sagesse et en sont privés dans leurs actions: comme ils sont aptes, alors, à chercher la véritable signification des mots!
Il y a ici dans les faubourgs une église dédiée à saint Germain, où l’on dit qu’on a autrefois honoré Isis; il y a encore des traces avérées de ce passé ancien. Une fois, alors que nous nous y étions rendus pour nous changer les idées, un Français s’y trouvait par hasard. Comme nous avions mentionné le nom de Paris en passant, il nous en expliqua l’étymologie de la manière suivante: les Parisiens (comme lui-même les appelait) sont nommés d’après l’expression παρὰ καὶ ἴσιος, c’est-à-dire «près d’Isis». Je pense que c’est au collège qu’il avait noté cette interprétation due à ces pseudo-philosophes frileux. Ah, si tu pouvais voir ces théologiens, c’est-à-dire les piliers de la foi, délirer si puérilement à propos de leurs quaestiones! En les voyant, tu aimerais mieux être Démocrite que Momos; car ils sont plus risibles que condamnables, puisqu’aucun raisonnement ne peut les convaincre. Ah, de quelles misérables manières ils traitent l’homme bon et résolu! Celui-ci le voue à la croix, celui-là à Minos, un autre aux Gémonies. Tantôt il est érigé en juge, tantôt en avocat, peu après en chef d’armée et même en roi. Une fois qu’il est devenu roi, ils le livrent au bourreau pour qu’il le batte. En voilà une fortune changeante! Platon ne jouit pas non plus d’un sort plus favorable: on le conduit aux mêmes supplices et on lui décerne des honneurs du même genre. Mais eux-mêmes s’affrontent maintenant avec des discours si agressifs qu’ils donnent parfois l’impression de vouloir se battre. Élevant alors la voix, ils débattent jusqu’à l’enrouement au point que, dès qu’ils sont hués par les clameurs du public, ils semblent perdre leur voix au milieu de l’arène. Tu rirais encore plus si tu voyais leurs quaestiones elles-mêmes, si subtiles et finalement si magistrales! Tu dirais sûrement (pour l’exprimer par un proverbe): quel est le rapport avec Hermès? Ou quel est le rapport avec le Christ? Mais, ce qui est encore plus stupide, ils ne font aucun cas de Jérôme, d’Augustin et des très vigilants docteurs de l’Église, et ils les méprisent. Mais quelle bonne et grande réputation ils accordent à John Mair, à l’Auxerrois, à Durand et à quelques autres qui sont encore moins instruits que ces derniers, qu’ils vénèrent comme des oracles! Que peuvent bien promettre leurs noms au premier regard (comme on dit), sinon la barbarie, un travail bâclé, inepte et bourré d’arguments. Mais maintenant je me retiens.
Si je parle de ces aspects de mes études à Paris, ce n’est pas tant parce que j’estime que tu ne les connais pas, mais parce que je déteste tellement ces hommes complètement stupides avec leurs énigmes et leurs subtilités insolubles. Et ce n’est pas que j’éprouve à ce point de l’aversion pour la philosophie; bien au contraire, je désirerais l’apprendre de tout cœur, si l’occasion se présentait, mais je n’aurai jamais recours à de tels maîtres, qui noircissent ce qui est blanc, rendent rugueux ce qui est lisse, voilent ce qui a été éclairci, pervertissent la vérité, et finalement compliquent par des nœuds prodigieux ce qui a été résolu et transforment l’amour de la sagesse en folie de la sagesse. J’étudierai néanmoins, même si je ne les écouterai jamais, tant que je peux encore m’instruire auprès de précepteurs comme ceux que j’ai eus jusqu’à présent; et tu n’as pas à douter que je ne me négligerai jamais à cet égard.
Porte-toi bien et garde résolument espoir à mon égard, comme tu l’as toujours fait. De Paris. Le 21 juin 1518.
À Ulrich Zwingli, très énergique défenseur des lettres, son très cher précepteur. À Einsiedeln, etc.