Lettre à Zwingli

Traduction (Français)

Traduction: David Amherdt/Kevin Bovier (notes originales en allemand sauf note 10: Clemens Schlip; note 10: David Amherdt/Kevin Bovier)


Salutations. Tu es doté d’une telle bienveillance, très savant Zwingli, que tu reçois aussi avec un très grand enthousiasme les lettres de personnes peu instruites. Comment, en effet, oserais-je troubler ta dignité avec mes sottises, alors qu’on ne peut pas même me comparer un tant soit peu au plus humble initié des Muses? Et pourtant, ton exceptionnelle bonté et ton incroyable bienveillance qu’on célèbre désormais publiquement dans le monde entier et auxquelles j’ai goûté lors d’une rencontre privée (quand je vivais à Zurich), m’inspire tant de confiance que même moi, un pauvre petit homme de la plus basse condition ou presque, je n’hésite pas à m’adresser à ta bonté avec mes sornettes. En effet, je vois un peu partout, j’entends un peu partout des gens guidés par le dévouement à la vraie piété et aux belles lettres se féliciter de l’existence d’un tel homme; certes, tous ont absolument raison de le faire, mais cela ne convient à personne autant qu’aux Suisses, puisqu’ils trouvent en toi quelqu’un qu’il leur montre le ciel et les dissuade de mener des guerres totalement inutiles, alors que jusqu’à présent ils ne connaissaient rien d’autre que les armes; ils étaient intimement persuadés qu’ils voleraient tout droit vers les cieux en veillant à payer beaucoup d’oboles à Charon, et que les dieux leur seraient très propices s’ils augmentaient le trésor de Pluton en tuant beaucoup d’hommes – et ils désirent même qu’on leur attribue du mérite pour cela! Si tuer des hommes est méritoire, ne pourrait-on pas dire alors que les bandits atteignent la gloire suprême? Mais puisse Dieu, un jour, changer le cœur des notables suisses de manière à ce qu’ils unissent leurs efforts en vue d’une paix générale! «À ceci ils reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres», dit le Christ. En effet, qu’est-ce qu’être chrétien, sinon être un disciple du Christ? Jusqu’à présent, la Suisse a nourri des Scipions, des Julii, des Brutus. C’est à peine si elle a mis au monde une ou deux personnes connaissant vraiment le Christ, enseignant l’Évangile, imprégnant les tendres âmes des enfants non pas de ce savoir épineux et belliqueux, mais de celui qui est vrai et sain, jusqu’au moment où la providence divine a donné à la Suisse Zwingli comme orateur et Myconius comme formateur de la jeunesse inexpérimentée. À présent la probité, l’honnêteté, la justice et même l’Évangile, qui fut longtemps caché dans les ténèbres, refleurissent; les belles lettres renaissent. Qu’y a-t-il de plus joyeux, de plus doux, de plus salutaire que l’Évangile? Et enfin, qu’y a-t-il de plus saint? Il ne respire que le Christ, en lui les pieux esprits vénèrent le Christ lui-même comme s’il leur parlait, il éloigne beaucoup les hommes des biens de ce monde et fait d’eux des hommes différents de ceux qu’ils étaient auparavant. Mais il n’y a rien d’étonnant à ce que nous ayons vécu de manière si peu chrétienne. Nous n’avons eu personne pour nous enseigner le véritable Paul, le plus chrétien des chrétiens, ou même pour dégager un tant soit peu l’odeur de la religion chrétienne. C’est pourquoi nous ne nous préoccupons de rien d’autre que des guerres, de l’argent, qui détruit toute charité fraternelle, et de l’ambition, pour laquelle on s’expose à mille ennuis. On croit en effet qu’un État est parfaitement gouverné si chacun s’occupe bien de ses affaires. Ô Suisse, tu serais bien plus heureuse, si tu pouvais enfin te reposer de tes guerres! Ô Suisse, depuis longtemps illustre pour tes armes, si tu te rendais enfin plus illustre encore par ta probité et tes vertus et que tu laissais de côté ces broutilles pour lesquelles les païens se battent entre eux! Car la guerre s’accorde avec l’Évangile comme les agneaux avec les loups, bien qu’il y en ait qui veulent faire la guerre sous je ne sais quel prétexte ou pour je ne sais quels titres de gloire. Ô Suisse, plus heureuse que bien des régions, toi qui nourris des hommes aussi éminents que Zwingli, Glaréan, Myconius, toi qui donnes naissance à des esprits encore plus féconds! Aucun pays sous le règne de Phoebus ne pourrait se comparer à toi, si tu pouvais seulement te tenir à l’écart des guerres et te soumettre aux saints préceptes de l’Évangile.

J’espère que sous peu les remous de la guerre s’apaiseront, que la religion du peuple chrétien, qui s’est effondrée depuis longtemps de bien des manières et qui s’effondre chaque jour davantage, sera rétablie et restaurée, et que renaîtront les belles lettres, qu’à présent Oswald Myconius est le seul à enseigner à Lucerne; c’est un homme aussi savant qu’intègre, deux qualités qui en lui sont si équivalentes qu’on ne sait pas dans laquelle des deux il se surpasse lui-même; c’est un homme si attaché à toi que tu dois l’aimer au plus haut point, comme nous devons aimer quelqu’un qui nous aime en retour. Rien ne lui est plus cher que toi (je dis la vérité), et il éprouve tellement d’affection pour toi qu’il ne le cède même pas à Alcibiade, qui aimait Socrate au-delà de la mesure, à ce qu’on dit. Mais pourquoi te rappeler cela, alors que tu le confesses intérieurement et extérieurement? Je te témoigne ma plus profonde et éternelle reconnaissance, ou tout ce que les gens disent de semblable, mais le Christ lui aussi le fera pour récompenser tes mérites envers moi, car les bienfaits que tu m’as accordés ne me permettent pas de t’oublier. J’ai déjà eu la grande chance d’avoir reçu une bonne éducation. Mais je te dois bien plus, ainsi qu’à Myconius, en particulier le fait que tu m’aies appris à connaître le Christ, à l’imiter et à lever les yeux vers lui: qu’est-ce qui aurait pu m’être donné, de grâce, de plus utile ou de plus digne, à moi, pauvre petit homme? Et je te dois aussi d’avoir eu un avant-goût de la littérature grecque. Ah, si seulement j’avais eu l’occasion de rester auprès de toi! J’ai tellement été attiré par la littérature grecque grâce à ton exemplaire de Lucien! En bref, nous nous élevons ici avec ardeur à la fois grâce aux belles lettres et à la littérature sainte. Il faut donc prier les dieux pour qu’ils gardent Zwingli et Myconius sains et saufs le plus longtemps possible afin de renouveler et de propager la religion chrétienne. Vive Zwingli, gloire unique de la Suisse, à qui je me voue et me consacre de tout mon être! Porte-toi bien!

À Lucerne, en 1520 depuis l’accouchement de la Vierge, le 2 avril. Salue de ma part le sieur Georg. De tout cœur, ton Nicolaus Hagaeus, de Soleure.

Au très savant et très éminent sieur Ulrich Zwingli, prédicateur de l’Église de Zurich, son maître et ami incomparable.