Vie de Gessner
Traduction (Français)
1. [Préface]
[…] Ensuite j’ai décidé que je pouvais aussi être publiquement utile aux études des jeunes gens. Donc, si ce dur vieillard de la comédie dit vrai: «Je veux qu’il regarde la vie des autres comme dans un miroir, et qu’il en tire un exemple pour lui-même: “Fais ceci […] Évite ceci […] Ceci est méritoire. […] Ceci mérite le blâme”», ils agissent très bien, ceux qui proposent aux jeunes gens la vie des hommes illustres comme un miroir dans lequel ils puissent contempler les exemples illustres et en tirer de quoi les imiter, puisque partout se présente de quoi dire: «Fais ceci, ceci est méritoire». Les philosophes ont écrit de manière remarquable au sujet de tous les genres de devoirs et les théologiens donnent des indications beaucoup plus précises encore sur ces mêmes devoirs, mais les subtiles réflexions qu’ils exposent au moyen de mots sont la plupart du temps trop obscures; elles sont en revanche mises en lumière par la vie et les actions des très grands hommes. C’est pourquoi, puisque la vie de notre Gessner a été remplie de piété, de bonté, de vertus de tous genres et de l’accomplissement de ses devoirs, je ne doute pas que cet exposé de sa vie (quoi qu’il vaille) sera agréable et utile à un grand nombre. […]
2. Obstacles aux études
En effet, séduit par l’agrément des études, il [Gessner] parcourait rapidement, entraîné par sa grande force de son intelligence, tous les genres d’auteurs, les Grecs, les Latins, les poètes, les orateurs, les historiens, les médecins, les philologues, peut-être parce que, avec la hardiesse propre aux jeunes gens, il pensait tout pouvoir embrasser en même temps dans son esprit, mais aussi parce qu’il voulait charmer son esprit en alternant et en diversifiant les lectures. C’est pourquoi il était inévitable qu’en raison d’une telle diversité il négligeât bien des choses et ne lût que très peu de livres en entier. À sa pauvreté s’ajoutaient d’autres obstacles à l’acquisition d’une solide érudition: l’incertitude et l’hésitation dans le choix des matières d’étude, ainsi que l’ignorance des objectifs. Mais il sut se débarrasser de tous ces obstacles et acquit une solide et brillante instruction, à l’instar de ceux qui ont reçu dès l’enfance tout ce qu’ils peuvent désirer: c’est là une preuve claire d’une certaine force divine de son intelligence en même temps que de la bonté de sa nature. Un autre brillant exemple de la noblesse de son esprit est qu’il n’eut pas honte de reconnaître et d’avouer ses erreurs de jeunesse, tant à ses amis que dans les écrits qu’il publia, et de montrer aux jeunes gens par son exemple comment mieux organiser leurs études.
3. Vie et caractère
Après avoir expliqué quelles furent ses études, j’en viens maintenant à sa vie et à ses mœurs, et puisque la piété envers Dieu et le zèle pour la vraie religion occupent la première place dans la vie d’un homme, je commencerai par cela en expliquant quelle fut sa pensée à propos de la religion. […] Or, il cultiva l’amitié avec de nombreuses personnes qui avaient au sujet de la religion un avis différent du sien; cependant, il ne modifia jamais ses convictions religieuses pour complaire à quiconque; et même, jamais il ne les dissimula. Il écoutait les sermons, non seulement les jours de fête, mais toutes les fois que Bullinger, pour lequel il avait plus de considération que pour quiconque, prononçait un sermon (ce qu’il faisait d’ordinaire, en plus du dimanche, deux fois par semaine), il y assistait assidûment, apportant la plupart du temps avec lui son exemplaire hébreu, si Bullinger expliquait un livre de l’Ancien Testament. En effet, bien qu’il fût médecin de profession, il estimait, et à juste titre, que la connaissance de la vraie religion n’en était pas moins importante pour lui et pour tous les autres, pour peu qu’ils voulussent défendre ce titre, commun à tous, de chrétien. Il jugeait même que le principal fruit de ses études était celui qui en rejaillissait au profit de l’Église. Et c’est pourquoi dans l’Histoire des animaux il consacra beaucoup d’efforts à traduire les noms hébreux; et il traduisit soigneusement presque tous les passages des Écritures dans lesquels sont mentionnés des animaux, afin de pouvoir être par sa profession de quelque utilité aux savants qui étudiaient les lettres sacrées.
Or, sa vie et ses mœurs correspondaient à sa profession de foi pour la vraie religion. En effet, il possédait au plus haut degré la bonté, la simplicité, la probité; on ne remarquait en lui aucune ostentation, aucun goût pour le luxe, pas la moindre trace de sensualité. Il accordait tant d’importance à la pudeur et à la réserve qu’il ne supportait pas non seulement de dire lui-même des obscénités ou d’en entendre dire par d’autres, mais même d’en lire; ce que prouve bien le Martial qu’il a expurgé. Or, il avait les bonnes mœurs tellement à cœur qu’il délibérait souvent avec les plus sévères théologiens sur la manière de rétablir enfin la discipline ecclésiastique qui s’était écroulée. En effet, comme tous les gens avisés, il souffrait, comme tous les gens avisés de ce que, alors que la doctrine religieuse avait été purgée de tant d’erreurs, les progrès dans la réforme des mœurs et de la vie fussent si lents.
4. Maladie, testament, profession de foi, mort
C’est le 9 décembre qu’il commença à souffrir; il mourut le 13, peu avant minuit. Au début, un bubon apparut sur son flanc gauche, menaçant directement le cœur. Bien qu’il se fût manifesté à un endroit dangereux, il semblait qu’il y eût moins de danger; en effet, il n’éprouvait aucune douleur de tête, aucune fièvre, aucun autre symptôme funeste. Bien plus, la maladie n’altéra en rien ses forces. En effet, il ne se mit jamais au lit; il se contentait parfois de s’allonger un peu sur un petit lit, tout habillé. Cependant, parce que presque tous ceux que cette maladie attaquait mouraient, même si au début la maladie ne semblait pas être très violente, lui-même, sachant qu’il allait mourir, convoqua ses amis, rédigea son testament, et après avoir légué quelque chose à son épouse, quelque chose à ses neveux du côté de sa sœur, il établit comme héritière universelle sa sœur, qui était le seul membre de sa famille encore vivant. Aussi, pour que ces travaux ne soient pas perdus, il vendit l’intégralité de sa bibliothèque à un prix juste au médecin Kaspar Wolf, et, durant les jours où il était malade, il eut avec lui de nombreuses conversations sur l’Histoire des plantes et sur d’autres de ses travaux, qu’il lui confiait. À cette époque-là, il mit aussi beaucoup de choses par écrit, pour éviter qu’après sa mort ne surgisse du désordre dans sa maison ou dans le fruit de ses travaux. Or je pense que les savants seront reconnaissants d’être informés de sa prudence; en effet, comme il n’avait pas d’enfant, son cœur plein d’affection l’incita à prendre en compte son épouse, sa sœur et ses neveux, et parce qu’il avait entrepris de nombreux travaux pour l’utilité publique, il veilla sagement et affectueusement, à l’heure de sa mort, aux intérêts de ceux qui lui survivraient, confiant ses fruits non encore arrivés à maturité à un ami fidèle, savant, zélé, qui, enfin, pourrait les éditer une fois qu’ils seraient achevés.
Comme les responsables de l’Église venaient fréquemment le voir, il écoutait volontiers leurs consolations, et il s’entretenait avec eux de la bienheureuse espérance dans le Christ que l’on trouve exposée dans les textes sacrés. Or la veille du jour où il devait quitter cette vie, après s’être abondamment entretenu d’affaires personnelles avec le très illustre Heinrich Bullinger, qu’il aimait par-dessus tout, finalement, en sa présence, il fit une très belle confession de foi et, dans un discours solennel, il déclara qu’il était prêt à mourir dans cette foi. Bien plus, deux jours avant son décès, comme je lui avais rendu visite avec d’autres, il disait entre autres choses qu’assurément, au vu de la nature et de la force de la maladie, il ne désespérait pas encore de la vie, mais qu’il était prêt et qu’il désirait même passer de cette vie (qui est pleine non seulement de malheurs et de calamités, mais aussi, ce qui est plus douloureux, de péchés) à la vie bienheureuse et dépourvue de corruption et de vice.
Le cinquième jour après le début de sa maladie, alors que les médecins n’avaient pas totalement abandonné tout espoir, tout en étant très inquiets pour sa vie, il parut se porter un petit peu mieux. C’est pourquoi, comme certains de ses amis désiraient demeurer auprès de lui durant la nuit et l’assister dans sa maladie, il les remercia et affirma qu’il n’avait pas besoin de leur aide. Lui qui dans sa vie avait été bienveillant envers de nombreuses personnes et n’avait jamais été un poids pour personne, ne souffrit pas que sa maladie fût un poids pour quiconque, sinon pour lui-même. Il fut conduit dans la chambre dans laquelle il avait toujours eu l’habitude de se reposer, en présence de sa seule servante, en adressant à Dieu de très ferventes prières, et il se prépara pour se mettre au lit. Mais autour de la onzième heure du soir, comme il constatait que la violence de la maladie avait vaincu ses forces, il appela son épouse et voulut revenir à son cabinet de travail, dans lequel, la veille, il avait ordonné qu’on lui dressât un lit, et peu après, à cet endroit, dans les bras de son épouse, au milieu de ferventes prières, il expira doucement. Toute la ville fut affligée de sa mort. C’est pourquoi, le lendemain, en grande foule, des gens de toutes les classes sociales lui rendirent les honneurs funèbres et l’enterrèrent dans le péristyle du Grossmünster, à côté de la tombe de Johannes Fries, qui l’avait précédé une année auparavant, de sorte qu’après leur mort furent réunis les corps de ces deux hommes dont les esprits avaient toujours été très unis. Par un décret du très vénérable Conseil, il fut remplacé par les très célèbres médecins Georg Keller et Kaspar Wolf, qui maintenant enseignent la philosophie dans notre école et exercent également la médecine avec bonheur.
Johannes Fries (1505-1565), pasteur zurichois, professeur de langues classiques. Voir K. Marti-Weissenbach, Dictionnaire historique de la Suisse, version en ligne du 29.10.2009, https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/011801/2009-10-29/.
Georg Keller (1533-1603), médecin de la ville de Zurich et professeur de physique. Cf. Historisch-Biographisches Lexikon der Schweiz, vol. 4, Neuchâtel, Administration des Historisch-Biographisches Lexikons der Schweiz, 1927, p. 471.