De poetica
Traduction (Français)
Que la solitude des poètes est très propice à leur travail. Chapitre XV
[Traduction de Mathis Wuillot, légèrement modifiée:] Après avoir exposé jusqu’ici, mon cher frère, les questions qui revendiquent pour elles, presque les premières, la place la plus importante dans la défense de tous les grands esprits et tout particulièrement de la poésie, je dois aborder les avantages de la solitude, pour montrer que l’esprit des poètes ne pourra jamais être conduit plus aisément à voir le monde qu’en séjournant à l’écart du tumulte infernal des hommes. Même si bien des auteurs ont développé cette idée avant moi, dans cet opuscule qui t’est dédié, j’ai décidé de ne rien laisser de côté qui puisse mieux te conduire à aimer et à comprendre la poésie. Tout d’abord, la solitude, bien qu’elle puisse représenter un soulagement pour le poète qui va se mettre au travail, peut se trouver non seulement dans les champs et les collines, mais aussi au milieu de la ville, surtout lorsque l’esprit de chacun, sans être occupé ni agité par des sollicitations extérieures, s’astreint à une tranquillité libérée des distractions; sans cela, nulle solitude ne sera donnée à celui qui cherche une retraite, même parmi les lieux les plus agréables de la campagne et des montagnes. En effet, l’esprit qui est préoccupé par de pénibles pensées, s’il ne se délivre pas lui-même, jamais aucun agrément ne l’aidera. Mais je pense que ce qui est pénible n’est pas tant ce que l’on craint et supporte difficilement que ce que l’on désire trop ardemment: dans les deux cas, en effet, l’inquiétude émousse et détourne généralement l’acuité de l’esprit affûté plus qu’on ne peut dire. À vrai dire, si quelqu’un ne peut quitter la ville et désire simplement être seul de temps en temps, s’il se libère l’esprit, s’il entre dans une pièce légèrement à l’écart du vacarme de la foule, s’il peut jouir de nombre de bons livres et écrits qu’une lecture assidue aura rendus familiers, celui-ci peut se préparer une solitude souhaitable, grâce à laquelle il ne réfléchirait et ne créerait pas moins qu’à la campagne, et il pourrait atteindre, avec le plus grand plaisir, le très doux commerce des Muses et d’Apollon, parfaitement étranger aux ouvriers et aux marchands qui courent après des ombres, et inaccessible aux humbles. Dans ce plan d’études, il y a une place pour ce loisir studieux qui est non seulement loué, mais aussi particulièrement propice aux choses divines et qui, si nous prenons en considération la supériorité de l’esprit, dépasse la dignité de toutes les affaires: c’est là que séjourne l’intelligence libre. Mais il est particulièrement difficile pour un citadin de ne rencontrer personne, de ne pas être perturbé, de ne pas être occupé, d’autant que parfois les travaux obstinés de la réflexion demandent un temps non négligeable de repos et de loisir, surtout lorsqu’il faut s’acharner à trouver des idées ou porter une grande attention à l’écriture; c’est pourquoi je constate que cette solitude est plus à même de plaire aux poètes qu’à presque tous les autres, elle qui, éloignée des passions légères des hommes, quitte la ville pour la campagne, qui, comme l’a dit Ménandre, est la meilleur maîtresse de la vertu et de la vie libre, et un refuge particulièrement doux pour celui qui déteste les importuns. Là, puisque beaucoup d’éléments y conviennent mieux aux muscles et à la force physique, comme la pureté de l’air, la possibilité de faire de l’exercice, l’eau en abondance, le charme des forêts, l’agrément de mets peu recherchés, un sommeil plus tranquille, un silence plus profond, l’esprit lui-même s’y trouve nécessairement mieux: lorsque, par de longues et délicieuses contemplations des champs et grâce à l’observation assidue de la végétation, on se met aussitôt à s’étonner de bien des choses, lorsqu’on observe le ciel lui-même en se promenant et en déambulant dans l’agréable pénombre des arbres verts, on peut commencer à méditer et, après s’être recueilli intérieurement, à aiguiser au maximum son esprit et à puiser cette fureur qu’Hésiode puisa, pense-t-on, sur les terres paternelles, lorsqu’il fut conduit par les Muses vers les bois voisins. Horace le dit bien dans le premier livre de ses Épîtres:
[...] ce n’est plus la royale Rome,
C’est le solitaire Tibur qui me plaît, ou la pacifique Tarente.
Et ailleurs dans le même livre, lorsqu’il écrit à Mécène:
Je ne suis pas de ceux qui vantent, rassasiés de volailles grasses, le sommeil de la plèbe, je ne suis pas homme à échanger pour les richesses de l’Arabie la pleine indépendance de mes loisirs.
Dans ce beau passage, il indique ce qui convient au poète appliqué. De même en effet qu’il pense qu’il faut s’abstenir des loisirs bas et populaires qui ont l’habitude d’engourdir l’esprit, de même il estime qu’il faut se concentrer sur le loisir studieux, dont nous avons parlé précédemment, de sorte que nous ne lui préférions pas plutôt la magnificence d’opulentes richesses. De même dans l’épître à Florus qui figure dans le deuxième livre, maudissant les cris de la ville, qui gênent l’application studieuse, il commence ainsi:
Tous les écrivains en chœur aiment les bois et fuient les villes, clients, comme il sied, de Bacchus qui fait sa joie du sommeil et de l’ombre. Et tu veux, toi, qu’au milieu de ce fracas de nuit et de jour, je chante et suive dans leur étroit sentier les traces des poètes inspirés? Un homme de talent qui, ayant élu domicile dans la tranquille Athènes, a donné sept ans à l’étude et vieilli sur les livres et dans les pensées, bien souvent sort de chez lui plus silencieux qu’une statue et provoque les éclats de rire du public. Mais ici, au milieu du flot des affaires et des tempêtes de la ville, je jugerais qu’il n’est pas déplacé d’agencer des mots pour éveiller le son de la lyre?
Peu avant il avait dit:
Sans parler du reste, penses-tu qu’à Rome il me soit possible d’écrire des poésies, au milieu de tant d’occupations et de fatigues?
C’est pourquoi, il est vraisemblable que les poètes, tant grecs que latins, en raison de la supériorité de cette solitude propice aux talents, ont davantage chanté dans leurs vers les dons de la campagne, et que s’ils ont rendu fameux tant de fontaines, tant de Tempé très agréables, tant de montagnes, surtout grecques, consacrées aux Muses et aux divinités poétiques, c’est uniquement parce qu’ils se sont rendu compte, en s’y promenant, qu’ils trouvaient un refuge particulièrement choisi pour leurs profondes méditations, à l’écart de la fureur humaine. C’est de là, entre ces buissons forestiers et ces rochers abrupts des sommets, qu’on entend le chant d’Orphée, si agréable même pour les chênes sourds. C’est de là que viennent la science et la profondeur d’Euripide qui conçut dans une grotte des poèmes appelés à durer des siècles. On ne saurait dire, sauf si on voulait être taxé de témérité, qu’il n’y a pas de production de l’esprit que l’acuité d’une âme solitaire ne pourrait goûter. Mais si nous accordons cela aux autres disciplines, nous donnerons d’autant plus à la poétique qui, en proie à de très violents mouvements, revendique pour elle assurément une plus grande occasion de liberté et de tranquillité. Chez Cicéron, ceux qui vont discuter de choses très graves préfèrent les propriétés rurales, recommandent les chênes ombragés, les eaux légèrement agitées, le doux chant des oiseaux, l’agréable isolement des champs, de sorte que même les arbres qui se dressaient et les fleuves qui s’écoulaient acquirent une sorte de vie et d’éternité, surtout grâce à ceux qui passent pour avoir fait jaillir toute la force de leur esprit dans la solitude. Ainsi, il est certain que Platon a parlé, au milieu des arbustes denses et des grands espaces champêtres, de ces réformes mêmes qu’il préparait à l’usage des hommes, comme les lois ou les nombreuses institutions de cette sorte. Une divinité semble en effet accompagner tous ceux qui reviennent de la solitude et rien n’est plus digne de foi que ce que l’on a produit après avoir parlé, seul, sans témoin, avec les dieux. Numa ne simula pas en vain un entretien à l’écart avec Égérie. Minos de Cnossos gagna l’antre de Jupiter à raison, et Zamolxis en sortant de sa grotte, ne fut pas ingrat envers les siens:de fait, ces trois hommes ne semblaient jamais plus proches des dieux que quand ils étaient seuls. [Traduction de Virginie Leroux:] Tant la sécurité procurée par la solitude élève le libre commerce de notre âme divine avec elle-même. C’est uniquement en lui, en effet, que réside la clairvoyance. Songe, mon frère, que je parle des esprits bons et généreux et de ceux dont l’intelligence est prompte à gagner la lumière et non les ténèbres. Autant pour ceux qui se destinent à l’écriture ou réfléchissent à ce qu’ils écriront, rien n’est plus profitable que la solitude, autant pour ceux qui sont enclins au vice et ne connaissent rien aux lettres, il n’est rien de plus dommageable que celle-ci. En effet, la solitude sans les lettres est un exil, une prison, un instrument de torture; en revanche, si on s’y adonne aux lettres, c’est une patrie, une liberté, un plaisir unique pour l’âme comme l’a écrit Pétrarque, chantre constant et ardent de la vie solitaire, qui est aussi l’auteur du petit vers que voici, extrait du livre II de son livre sur la solitude:
La forêt plaît aux Muses, la ville est ennemie de la poésie.
Et puisque nous en sommes venus à mentionner Pétrarque, il ne sera pas étranger à notre sujet de te décrire plus ouvertement son amour pour la solitude. Au pied des Alpes, du côté de la province de la Narbonnaise, dans un lieu que l’on appelle communément le Vaucluse, se trouve une fontaine d’eau limpide nommée la Sorgue: le charme de sa nature est admirable et, une fois qu’elle a jailli de la roche en formant une chute, elle regorge d’eaux si abondantes qu’elle devient aussitôt un fleuve au lit abondant, puissant et regorgeant des meilleurs poissons, qui se jette dans le Rhône après avoir sinué entre les obstacles des rochers. Pétrarque élut domicile près de cette source, quand il était encore jeune, pour en faire le séjour d’une oisiveté tranquille, loin des camps et de tous leurs troubles, comme un vétéran déchargé de campagne militaire, où il se contenta pendant de nombreuses années d’un petit domaine qu’il avait acheté en co-propriété, partageant les travaux et la table de son paysan et menant une vie non seulement frugale, mais aussi sainte. Après avoir prié et médité, il profita du loisir dont il jouissait pour composer un poème sur les exploits de Scipion qu’il appela Africa; un chant bucolique; plusieurs épîtres, et un ouvrage très beau adressé à Philippe de Cabassoles, évêque de Cavaillon, sur la vie solitaire, dans lequel il méprise les affaires du monde, qui fragilisent et ignorent les études, et cultive à ce point la vérité et la droiture qu’on se demande si on a affaire à un homme ou à un être supérieur à un homme: tant sont grandes sa constance, son ardeur, son abondance, pour ne pas parler de la solidité de ses arguments et de ses raisonnements. Les habitants viennent souvent visiter ce lieu où il a achevé sa chaste vie très sainte par un heureux destin et assurément, les siècles passant, ce siège de sa solitude sera plus honoré et estimé de jour en jour. Jean Boccace a écrit dans ce sens au sujet de Pétrarque comme s’il acquittait une juste dette envers son maître qui le méritait tout particulièrement. Je pense, mon frère, que tu vois désormais ce que les âmes célestes doivent aux retraites sur les montagnes, combien de soulagement est procuré aux génies des hommes de lettres par le loisir d’une vie tranquille. Cependant, je ne voudrais pas que, comme pour obéir aux prescriptions du sévère silence pythagoricien, celui qui veut être poète se cache en permanence et se tienne à l’écart de la société des hommes comme un misanthrope ou un Timon, comme le firent, il faut bien le dire, bien des hommes. Car dans le commerce des mortels, il n’est pas aussi beau d’enseigner que d’apprendre et de rendre commun à beaucoup ce que la diligence privée aura produit; c’est ainsi (comme l’a écrit Cicéron dans le premier livre du De Officiis) que beaucoup, à partir de la philosophie, alors qu’ils avaient choisi le genre de vie que l’on consacre à la contemplation et à la recherche de la vérité, transformèrent leurs loisirs en activités au milieu des hommes: c’est le cas chez Platon dont l’Académie, bien qu’éloignée de la ville d’Athènes, apportait cependant à la cité attique de grands fruits pour la gestion des affaires. Horace ne se plaint pas d’être à Rome, mais de ce que Florus l’incite à écrire à Rome. Au moment où il s’apprêtait à écrire, Ennius bénéficia de la solitude sur l’Aventin; en revanche, quand il voulut acquérir des connaissances historiques, rien ne lui fut plus utile que le commerce et la familiarité des plus grands citoyens. S’il y eut autrefois ou s’il y a aujourd’hui des gens qui composèrent des poèmes dignes d’éloges au milieu des plus grandes activités et des troubles de l’âme, ces grands génies eux-mêmes l’attribuent à la grandeur de leur talent dont la puissance est si grande qu’il n’est pas suspendu par les empêchements urgents et dont la constance et la sécurité sont si grandes qu’il semble jouir de la solitude même au milieu des ennuis des affaires. Pourtant, ils sont contraints d’admettre qu’il est préférable d’écrire en jouissant du loisir qu’au milieu des affaires. Pline a fait si grand cas de la retraite à la campagne qu’il a pensé que la chasse fournissait aussi l’occasion de grandes réflexions. Tu connais les propos suivants adressés à Tacite, extraits du premier livre de sa correspondance:
Vous auriez tort de dédaigner cette méthode de travail; on ne saurait croire combien l’esprit est mis en éveil par les allées et venues et le mouvement physique; puis les forêts qui vous enveloppent, leur solitude et jusqu’à ce grand silence qu’exige la chasse sont tout à fait propres à exciter la pensée. Aussi quand vous chasserez, croyez-moi, emportez panetière et gourde, mais sans oublier les petites tablettes. Vous reconnaîtrez que Minerve ne se promène pas moins que Diane dans les montagnes.
Voici les mots de Pline. Cependant son maître Quintilien a une position très éloignée de ce dernier. En effet, au livre X de son Institution oratoire, parmi d’autres considérations très doctes sur la façon d’écrire, il tient ces propos:
Enfin, pour en venir à la considération la plus importante, l’avantage de l’isolement qui disparaît quand on dicte, et l’absence de témoins et le plus profond silence sont, personne n’en doute, les meilleures conditions pour écrire. Ce n’est pas à dire qu’il faille du coup écouter ceux pour qui les bois et les forêts conviennent le mieux à cette fin, sous prétexte que le ciel libre et l’agrément du paysage élèvent l’âme et enrichissent l’inspiration. Pour moi, du moins, cette solitude est agréable plus que stimulante pour l’étude. En fait, ces spectacles, précisément, parce qu’ils charment, détournent nécessairement de s’appliquer au travail que l’on a en vue. En effet, l’esprit ne peut s’appliquer consciencieusement tout entier à beaucoup d’objets à la fois, et, où qu’il se tourne, il cesse de fixer le but qu’il s’était proposé. Aussi, l’agrément des forêts et les eaux qui coulent et le souffle des brises dans les branches des arbres et le chant des oiseaux, et simplement la liberté même de promener largement nos regards autour de nous, tout nous attire, en sorte que, pour moi, ce plaisir me semble plutôt détendre l’esprit que le tendre.
Fin de la citation de Quintilien, dont l’opinion semble incompatible avec celle d’Horace et contraire à celles que vous avons citées auparavant. Mais en nous rappelant que Quintilien forme un orateur et non un poète, nous soutenons que l’orateur, qui doit toujours être très proche de l’administration des affaires urbaines, peut peut-être plus avantageusement méditer, écrire et surtout apprendre par cœur ses discours dans la solitude urbaine que dans les champs, d’une part parce qu’il doit nécessairement participer aux affaires de la cité, mais aussi parce que l’on pourvoit mieux à la mémoire dans le silence de demeures privées pour puiser ce que l’on répondra aussitôt au moment de l’assemblée. Toutes les beautés ou les agréments qui se présentent aux sens font, en effet, obstacle à l’envie d’apprendre par cœur. Par conséquent, les orateurs imiteront davantage Démosthène qui, selon le même Quintilien,
s’enfermait dans un lieu d’où il ne pût rien entendre ni regarder, de peur que ses yeux ne le contraignent à penser à autre chose.
Bien plus, de même que nous entraînons à l’éclat des trompettes le cheval apte aux usages belliqueux quand il est tout jeune, de sorte qu’une fois dressé, il soit plutôt excité par le son martial que détourné par l’effroi que provoque un son nouveau, de même les futurs orateurs se prépareront aux affrontements très tendus, une fois qu’ils se seront habitués au très grand vacarme que le peuple produit. Il est établi que Démosthène a fait la même chose, lui qui parfois, s’exerçant sur le rivage
où le flot se brisait à grand bruit, s’accoutumait à ne pas se prendre à redouter les rumeurs des assemblées.
Mais le sort du poète est bien différent, comme sont différents ses intérêts intellectuels: nous ne l’envoyons pas à la campagne pour qu’il soit charmé par la liberté et la douceur des lieux, mais pour qu’il puisse se promener pour ainsi dire dans l’asile que constitue la nature et s’abstraire avec profit dans le repos de méditations plus hautes après nous être recueillis intérieurement, et là bénéficier du temps nécessaire pour mûrir les productions de son esprit libéré des causes du forum afin de les polir entièrement. Enfin, la pensée de l’orateur travaille où qu’il se trouve, en pleine assemblée ou dans les rassemblements nombreux; même quand il est seul, il voit des gens à accuser et à défendre, à louer et à blâmer, et un orateur, pourvu qu’il soit bon, ne peut jamais oublier la République. Il est vrai que le poète s’efforce de traiter aussi des exploits des hommes et de représenter de sa plume le zèle de ceux qui se sont procuré la gloire suprême en préservant le salut de l’État; jamais cependant il ne compose de façon plus belle que lorsqu’il est seul sans avoir à se soucier de remporter au milieu de la foule la grande gloire d’une palme; il n’est remarquable ni par sa physionomie, ni par ses gestes, ni par les efforts de ses poumons, mais par les productions de son propre talent, il est un consolateur fidèle, le chantre apprécié de la vertu, le contempteur véhément des vices et il est un artiste distingué grâce à la solitude des bois où nos esprits sont plus vivement émus pour les choses divines, comme l’ont montré aussi les grands hommes de notre religion, comme Paul, Antoine, Jérôme, Chrysostome et d’innombrables autres. Ambroise dans le livre qu’il a intitulé Du bien de la mort a ainsi dit:
Souvent aussi, nous recherchons les lieux solitaires, pour éviter que la parole de quelqu’un vienne chuchoter à nos oreilles et, à la manière d’un chemin de traverse, éloigner du vrai notre âme qui était fixée sur sa pensée, et tourner ailleurs son attention.
Les lettres de Jérôme sont remplies d’éloges de la solitude. Bernard avait coutume de dire parmi ses amis qu’il avait compris les saintes Écritures en méditant et en priant dans les forêts et dans les champs et qu’il n’eut d’autres maîtres que les chênes et les hêtres. Cyprien dans la lettre à Donat sur sa conversion recommande magnifiquement les avantages de la solitude; j’associerai en guise de fin les paroles de Tacite qu’on lit, sans corruption, dans son livre sur l’art oratoire. Quant à ces bocages, dit-il,
à ces bois et à cette solitude même, auxquels s’en prenait Aper, j’y trouve de telles jouissances que je regarde comme un des plus grands avantages de la poésie qu’on ne puisse pas s’y livrer au milieu du bruit, ni un plaideur assis devant sa porte, ni parmi les accusés en guenilles et en larmes. Au contraire l’âme se retire dans des lieux purs et innocents et goûte la jouissance d’un séjour sacré. Tel fut le berceau de la parole; c’est encore son sanctuaire; c’est sous cet aspect et avec cette parure que, pour le bien des mortels, elle pénétra dans ces cœurs primitifs, cœurs purs, que ne souillait le contact d’aucun vice.
Je n’ignore pas, mon frère, que lorsque l’on traite de questions de ce genre, on ne peut toujours obtenir l’unanimité parmi les juges, alors qu’il y a autant d’opinions que d’individus; c’est pourquoi pour ceux qui ont un autre avis que moi, j’ajouterai cette citation de Perse:
Les hommes offrent mille aspects et les choses à l’usage sont de nuances diverses; chacun a ses volontés et l’on ne vit point en formant des vœux identiques.
Pour moi, certes, la solitude recherchée de temps en temps a pour l’étude une valeur incomparable.