Livre des fantômes

Traduction (Français)

Traduction: Davis Amherdt/Kevin Bovier (notes originales en allemand: Clemens Schlip)


Extraits de l’épître dédicatoire (iiro-iiiro; iiiivo)

Ludwig Lavater de Zurich salue le noble sieur Hans Steiger, qui se distingue par sa sagesse et sa vertu, bourgmestre de la magnifique république de Berne, son seigneur et patron qu’il doit honorer plus que tout.

Savants et non-savants expriment des opinions nombreuses et variées en discutant de choses et d’autres choses, mais en particulier des fantômes qu’on aperçoit et qu’on entend de nuit comme de jour, sur terre et sur mer, dans les champs et dans les bois, ainsi que dans les maisons, et qui effraient les hommes; ils parlent aussi de ces phénomènes prodigieux qui très souvent précèdent la mort des hommes, surtout des grands princes, et les grands bouleversements politiques. Beaucoup de ceux qui n’ont jamais vu ou entendu de telles choses croient que tout ce qu’on raconte à leur sujet n’est que balivernes et fables de vieille femme; que des personnes simples, craintives et superstitieuses se persuadent elles-mêmes d’avoir vu et entendu telle ou telle chose, alors que les choses se sont passées tout autrement. À l’opposé il y en a d’autres qui, dès qu’ils entendent quelque chose, surtout la nuit, croient aussitôt qu’un fantôme rôde et éprouvent un grand malaise, parce qu’ils sont incapables de distinguer les phénomènes physiques des fantômes. Mais certains (surtout ceux qui cherchent à tirer profit des âmes des défunts) disent que la plupart des choses qu’on entend et qu’on voit sont les âmes des morts qui demandent de l’aide aux vivants pour être libérées des tourments très douloureux du purgatoire. Beaucoup de gens, pas seulement des gens du peuple, mais aussi des hommes éminents, se demandent avec étonnement si les fantômes existent et ce qu’ils sont exactement. Mes amis aussi m’ont demandé plus d’une fois d’expliquer mon point de vue à ce sujet. Il vaudra donc la peine, me semble-t-il, que j’expose brièvement et clairement, en me fondant sur la Parole de Dieu et des auteurs éprouvés, ce qu’il faut penser de ces choses. En effet, les ministres des Églises ne peuvent rien faire de plus utile que d’instruire les hommes correctement et clairement sur des questions essentielles qui soulèvent des discussions, en s’appuyant sur la Parole de Dieu qui (comme le dit le livre des Psaumes) est une lampe pour nos pieds et une lumière pour nos sentiers, de les libérer des erreurs et des superstitions, et de leur ôter tout doute et toute incertitude.

[…]

J’avais écrit ce traité en langue vulgaire; mais maintenant, comme je suis persuadé qu’il sera aussi utile à d’autres, je l’ai traduit en latin en y ajoutant quelques éléments ici et là.

 

Première partie, chapitre V (Beaucoup font peur aux autres pour leur faire croire qu’ils ont vu ou entendu des fantômes), p. 26-27

Par ailleurs, il arrive bien souvent que des personnes non seulement facétieuses, mais aussi malveillantes se déguisent pour inspirer de la crainte aux autres. Il est courant chez certains d’effrayer les enfants à une certaine époque de l’année en enfilant sur la tête une coiffe ou un masque, afin qu’ils travaillent assidûment et obéissent à leurs parents; ensuite on leur dit que parfois on peut apercevoir des empuses, des lamies et des mormolyces; les enfants sont absolument persuadés que cela est réel et ressentent généralement une peur terrible. Au reste, il n’est pas toujours judicieux d’effrayer ainsi les enfants. Parfois, en effet, la peur les rend gravement malades et les fait même crier la nuit dans leur sommeil. Salomon enseigne que si les enfants manquent à leur devoir, il faut les châtier avec la verge et ainsi leur inspirer la crainte; il ne dit pas qu’il faut les convaincre qu’ils vont être dévorés par des empuses, une femme de nuit ou d’autres monstres.

Quelquefois de jeunes gens gais et enclins à la plaisanterie enfilent des vêtements qui leur donnent l’air de diables, ou à défaut s’enveloppent dans des draps pour faire peur aux autres. Si des gens simples tombent sur eux, ils ne doutent pas qu’ils ont aperçu de mauvais esprits ou des fantômes. Il n’est cependant pas prudent de tromper autrui avec des plaisanteries et des jeux de ce genre; on pourrait en effet montrer par des exemples à quel point cela s’est mal terminé pour beaucoup de gens. Il est fréquent que de jeunes plaisantins qui voyagent ensemble attachent la nuit, dans les auberges, une corde au lit ou à la couverture, ou se cachent sous le lit et se jouent des autres en faisant semblant d’être un fantôme ou une ombre.

Il est arrivé chez nous, à Zurich, que des jeunes gens d’humeur enjouée se déguisent, dansent dans le cimetière de l’église et que l’un d’eux frappe un cercueil avec des os comme s’il s’agissait d’un tambour. Certains les ont vus et ont ensuite dit à tout le monde en ville qu’ils avaient assisté à une danse macabre et qu’il y avait un risque qu’une violente épidémie de peste se déclare bientôt.

Par ailleurs, chacun sait que des femmes et des hommes débauchés ont parfois eu pendant longtemps des relations sexuelles sous ce prétexte et ont persuadé les gens de leur famille que des spectres rôdaient dans la maison, afin de ne pas être pris en flagrant délit et de pouvoir jouir de leurs amours comme ils le désiraient. Pas une seule fois de tels esprits n’ont été arrêtés par les autorités et exposés à la honte publique. Les voleurs aussi ont souvent dépouillé d’autres personnes pendant la nuit sous ce prétexte: croyant entendre des fantômes, ces personnes ne les ont pas chassés. Je ne dirai rien ici sur le fait qu’un esprit malveillant peut faire passer des phénomènes naturels, dont il connaît les propriétés étonnantes, pour des choses merveilleuses et tromper les sens des hommes.

 

Première partie, chapitre XVI (l’expérience quotidienne enseigne qu’il y a des apparitions de fantômes), p. 87-91

Il résulte de tout cela que nul ne peut nier que beaucoup de personnes des deux sexes, honnêtes et dignes de foi, dont beaucoup sont encore vivantes et certaines décédées, ont affirmé et affirment encore avoir vu et entendu des fantômes parfois la nuit, parfois le jour. Quelqu’un se promène dans sa maison: un fantôme lui apparaît; les chiens aussi aperçoivent parfois un fantôme: ils s’attachent aux pieds de leurs maîtres et ne veulent pas s’en éloigner, car eux aussi éprouvent de la peur. Quelqu’un va se coucher et se prépare à dormir: quelque chose apparaît, tire la couverture ou l’arrache; parfois, il s’assied sur lui ou s’installe avec lui dans le lit; parfois, il se promène dans la chambre à coucher. On a vu des gens déambuler à pied ou à cheval, parfois sous une forme ardente; ils étaient connus de nombreuses personnes, mais étaient morts il y a bien longtemps ou récemment. Il est aussi arrivé que certains, qui ont été tués au combat ou sont morts de cause naturelle, appellent les leurs et soient reconnus à leurs voix.

Souvent, la nuit, on a entendu des esprits marcher d’un pas lent, tousser, gémir; si on leur demandait qui ils étaient, ils répondaient qu’ils étaient l’âme de telle ou telle personne et qu’ils souffraient de très grands tourments. Si quelqu’un leur demandait comment les libérer de si cruels tourments, ils répondaient qu’en célébrant un certain nombre de messes, en organisant des pèlerinages pour les saints et en accomplissant d’autres œuvres de ce genre en leur faveur, ils seraient libérés. Ensuite, apparaissant dans une grande lumière et une grande gloire, ils disaient qu’ils étaient libérés et remerciaient infiniment leurs bienfaiteurs; ils promettaient aussi d’intercéder pour eux auprès de Dieu et de la sainte Vierge. On peut voir que ce n’était pas toujours des prêtres ou d’autres personnes audacieuses et impies (comme on l’a dit plus haut à propos de nombreux cas) qui faisaient semblant d’être des âmes, car celles-ci apparaissaient aussi dans les chambres à coucher verrouillées, alors que les gens, en allant au lit, l’avaient examinée soigneusement avec une lampe pour voir si quelqu’un s’y cachait. Bien des gens ont aujourd’hui encore l’habitude de regarder avec soin dans tous les recoins de la chambre avant d’aller se coucher, afin de pouvoir dormir plus sereinement; pourtant ils entendent parfois des esprits se lamenter, etc.

Il est arrivé très souvent que des personnes se trouvant dans une maison croient que quelqu’un renversait les pots, les casseroles, les assiettes, les tables et les jetait dans les escaliers; une fois le jour venu, ils constataient que tout était à sa place.

On raconte que certains esprits arrachaient une porte de leurs gonds et la jetaient au loin, qu’ils mettaient la maison sens dessus dessous et la dévastaient, mais qu’ensuite ils ne remettaient pas les choses à leur place et provoquaient chez les occupants un terrible désarroi par leur vacarme.

La nuit, dans les monastères et les lieux isolés, on entend parfois des bruits, comme si des tonneliers cerclaient et étoupaient des barriques de vin, ou comme si d’autres artisans étaient à l’ouvrage, alors qu’il est certain que tous sont allés au lit et se sont endormis.

Quand des maisons sont en train d’être construites, les voisins entendent, la nuit, les menuisiers, les maçons et d’autres artisans s’affairer, comme s’ils s’étaient occupés à des travaux diurnes; on prend cela avec approbation pour un heureux présage.

Il y en a qui pensent que c’est pour une raison physiquement explicable que nous pensons entendre la nuit ce que nous avons entendu durant la journée; je laisse la discussion de cette question à des gens plus savants que moi.

Les mineurs témoignent avoir vu dans certaines mines des fantômes et des esprits habillés à la manière des autres mineurs. Ils errent dans les puits et les galeries et, bien qu’en réalité ils ne fassent rien, ils semblent s’adonner à toutes sortes de travaux: creuser les filons de métal, amasser ce qui a été extrait, le verser dans des récipients, se servir de la boussole. On dit qu’ils ne blessent que très rarement les mineurs, sauf si ceux-ci les provoquent par leurs rires ou leurs imprécations; ils leur jettent alors du gravier ou leur font du mal d’une autre manière. On dit qu’ils se trouvent surtout dans les mines riches en métaux.

Un homme pieux et érudit m’a écrit qu’il existait à Davos, dans les Alpes grisonnes, une mine d’argent dans laquelle le landammann local, Peter Buol, un homme remarquable, avait investi au cours des années précédentes et dont il avait tiré des ressources non négligeables. Dans cette mine se trouvait un esprit ou un démon de la montagne, qu’on voyait très affairé, la plupart du temps le vendredi: lorsque les mineurs versaient ce qu’ils avaient extrait dans des récipients, lui versait les métaux à sa guise d’un récipient à l’autre. Le landammann supporta cela non sans dignité: chaque fois qu’il voulait descendre dans la mine ou en remonter, il se protégeait par un signe de croix, de sorte qu’il ne subit jamais aucun mal. Mais il arriva un jour qu’un mineur, que cet esprit importunait beaucoup, ne put plus le supporter, l’invectiva et lui dit d’aller au diable, en ajoutant des imprécations et des malédictions. L’esprit saisit la tête de l’ouvrier et la tordit de telle sorte que son visage fut retourné du côté du dos; cela toutefois ne le tua pas: il vécut encore longtemps après cet événement, le cou tordu et à l’envers, et fut très bien connu de nombreuses personnes qui vivent encore aujourd’hui; il mourut finalement quelques années plus tard.