Dossier: la confrontation de Theodor Bibliander avec l’Islam dans le contexte de la menace turque

Traduction (Français)

Traduction: David Amherdt/Kevin Bovier (notes originales en allemand: Clemens Schlip)


1. Extrait de la préface de Bibliander à l’ouvrage sur les Turcs de 1542

Theodor Bibliander, Ad Nominis Christiani Socios Consultatio, Qua nam ratione Turcarum dira potentia repelli posset ac debeat a populo Christiano, Bâle, Brylinger, 1542.

fol. a2ro

Théodore Bibliander salue les fidèles adorateurs de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, ses très chers frères.

Il y a quelques jours, alors que l’annonce funeste et sinistre de la défaite en Hongrie avait infligé une immense douleur à tous les gens de bien, j’ai fait ce que la piété chrétienne exigeait et la seule chose possible au milieu de tant de calamités: j’ai déploré l’infortune des nôtres et prié le Seigneur d’épargner son peuple, qu’il a racheté par le sang de son fils unique, et de cesser de nous punir pour notre conduite. Ensuite, une chose en amenant une autre, je me suis mis à réfléchir au moyen de s’opposer aux maux qui s’accroissent et de guérir ainsi la blessure reçue, afin d’éviter que des blessures plus mortelles ne nous soient infligées à l’avenir. En effet, puisque la conversation de la foule est entièrement consacrée aux malheurs immédiats et que les princes et les dirigeants des cités forment de nombreux projets pour sauver l’État, j’ai estimé qu’il n’était pas étranger au devoir de ceux qui se consacrent aux lettres et surtout aux lettres sacrées d’exposer certaines méthodes solides et sûres pour combattre les Turcs qui menacent gravement l’Allemagne, c’est-à-dire la forteresse du monde chrétien.

[…]

fol. a3r0-vo

Mais j’ai dû adapter mon propos plus particulièrement à notre époque et parler des méthodes qui permettraient d’établir une concorde et une paix solides et sûres dans notre pays, de la naissance et de l’accroissement de l’empire turc, de la superstition mahométane et de quelques autres sujets, de sorte que mon propos a acquis une plus grande portée; la grandeur de la tâche l’exigeait cependant. Et si quelqu’un trouve mon style trop brut, qu’il songe que je ne joue pas avec les ornements rhétoriques, mais que j’apporte un conseil fiable plutôt que spécieux pour des situations désespérées. L’âpreté du style choque çà et là et on crève les abcès au moyen d’un scalpel dur, mais la nécessité l’exige.

[…]

 

2. Extraits de l’ouvrage sur les Turcs de 1542

[...]

fol. a5ro

Et d’abord, pour qu’on puisse voir clairement que l’origine des guerres, de l’esclavage et de tous les maux que les Turcs infligent au peuple chrétien est en nous, qui ne nous conformons pas au nom de «chrétiens» durant notre vie, il valait la peine de comparer en partie les institutions, la discipline et les mœurs de nos ennemis avec les vertus et les vices de notre peuple.

[…]

fol. a5vo

Par conséquent, si l’on reconnaît que les mêmes infamies que nous détestons chez les Turcs sont perpétrées impunément parmi les chrétiens, ou d’autres similaires, ou même pires, on avouera aussi que les vertus prescrites par notre maître et souverain JÉSUS CHRIST sont plus généreusement encouragées et honorées chez les complices de la superstition mahométane et les ennemis de la croix du CHRIST que chez les faux chrétiens; ce peuple farouche et cruel, je pense, a donc été animé et éduqué par le juste jugement de Dieu pour dénoncer notre perversité et exiger de nous des châtiments parfaitement justifiés, pour avoir méprisé et foulé aux pieds la religion chrétienne.

[…]

fol. b1vo

Maintenant mon propos se hâte vers l’ombre fausse et antichrétienne de la religion. Car de même qu’il y a un seul Dieu, une seule sagesse et vérité, une seule bonté, il y a une seule vraie religion, à savoir la religion chrétienne. Cependant, à cause de la ruse du mauvais démon et de la stupidité des hommes, on compte de nombreux dieux et maîtres, mais aussi de nombreuses religions, et celles-ci sont vraiment très différentes entre elles. Et dans aucun domaine les savants et les ignorants ne divergent davantage qu’en matière de religion.

[…]

fol. b4vo-b5ro

Ayant pour ainsi dire jeté les bases en parlant jusqu’à présent de la religion chrétienne et antichrétienne, nous tournons donc notre plume vers la religion mahométane, que le peuple turc maintient et défend obstinément depuis plus ou moins sept cents ans et qu’il s’efforce d’accroître autant que possible par les armes. Elle a en effet comme règle d’honorer la puissance divine et de poursuivre une vie bienheureuse, selon ce qu’enseigne l’éminent prophète Mahomet: ce sont des théories répandues, totalement ineptes et absurdes, qui n’ont absolument pas la saveur de la source céleste, au point même d’être au plus haut point éloignées du bon sens; et il ne faut pas, à mon avis, qu’elles parviennent aux oreilles ou dans les pensées des hommes honorables, sauf en cas d’extrême nécessité. Elle contient des choses ridicules et semblables à des contes de vieilles femmes; certaines sont construites avec art pour donner une impression d’honorabilité et de sagesse, afin d’apparaître au jugement des hommes comme de très saintes institutions. Elle contient des choses si conformes à la loi de Moïse et à la doctrine des Évangiles qu’à première vue on pourrait les croire tirées de la source des oracles célestes en vue d’instruire les hommes et de les rendre heureux. En effet, Mahomet proteste contre la perfidie des juifs et soutient que le CHRIST a été conçu de l’Esprit saint et est né d’une vierge pure. Et il l’appelle grand prophète de Dieu, Verbe, Âme et Esprit de Dieu, qui jugera le monde entier. Et Mahomet ne voulait pas apparaître comme un ennemi du CHRIST ni comme un homme voulant abolir son enseignement, mais seulement comme un homme voulant corriger ce qui avait été déformé et imposé par d’autres.

[…]

fol. b5vo

Or, bien que, comme ils disent, ce ne soit pas un homme pécheur qui a apporté les lois de Mahomet, mais un saint prophète de Dieu, un archange, bien que ce ne soit pas seulement certaines de leurs lois, mais presque toutes leurs lois qui concordent avec les Saintes Écritures, bien que les mahométans soient des hommes très heureux et très riches, bien que tous vivent dans le royaume de l’Arabie heureuse et que leur vie soit très sainte en apparence, pourtant, parce que la doctrine de Mahomet n’a pas pour chef le CHRIST, qui seul assemble l’édifice de la maison et du peuple de Dieu, et parce qu’elle n’établit pas les règles de la religion et du vrai bonheur sur le fondement des prophètes et des apôtres, elle n’est pas la plantation que le père céleste a plantée, mais une plantation terrestre, ou plutôt diabolique, que le Seigneur JÉSUS, au temps prescrit, détruira jusqu’à la racine par le souffle de sa bouche.

[…]

b6ro-vo

Il ne semble pas non plus que l’on puisse passer sous silence l’identité du fondateur de cette secte pernicieuse et l’époque à laquelle elle fut fondée, une secte qui s’étendit plus loin et dura plus longtemps que n’importe quelle autre. Alors que de nombreux présages dans le ciel, la mer, la terre annoncent qu’un mal immense se répandra dans tout l’univers à moins que les hommes ne se réfugient dans la miséricorde de Dieu et ne corrigent leur perversité morale et leur vie très dissolue, Mahomet naît en l’an 597 après la naissance du Christ sur le domaine d’Ittacip, qui se trouvait non loin de La Mecque, une ville très célèbre de l’Arabie heureuse sur la mer Rouge. À cette époque, Maurice dirigeait ou (je ne sais trop quel terme employer) anéantissait l’empire de Constantinople par son avarice, sa perfidie et ses brigandages. Mais Grégoire, surnommé «le Grand», administrait le pontificat de la ville de Rome: il accabla l’Église de cérémonies plus qu’il ne l’orna, et réprima un peu moins la religion chrétienne elle-même.

[…]

fol. b7ro

La nature avait doté Mahomet de dons exceptionnels, si seulement il avait voulu en faire bon usage, et l’avait rendu apte à accomplir des actes glorieux. Tout cela, il le tourna à sa ruine et à celle du monde entier en cédant à de mauvais désirs, en ne résistant pas aux suggestions du diable et en obéissant aux hommes corrompus qui enseignaient la perversité. En effet, à tous les âges de sa vie, et à commencer par l’enfance, il commit des forfaits qui témoignaient de son caractère avare, cruel, injuste, avide de domination et de pouvoir, et porté à toutes les passions.

[…]

fol. b8ro

Mais parce qu’il avait contracté l’épilepsie à cause d’une consommation excessive de vin et de sexe, et que son épouse regrettait son mariage, il dissimula sa maladie grâce à une invention très habile et répandit auprès de ses concitoyens la rumeur qu’il était en rapport avec la divinité. Il dit en effet à son épouse que l’archange Gabriel lui apportait des messages célestes; lui, n’étant qu’un mortel, ne pouvait en soutenir l’éclat et s’effondrait, ce qui arrive d’ordinaire à tous les prophètes.

[…]

fol. c1ro-vo

Mahomet aspirait à ce que lui soit fidèle et soumis le peuple arabe, qui était un mélange de juifs, de chrétiens (c’est-à-dire ceux qui ont été corrompus par les enseignements hérétiques d’Arius, Sabellius, Jacob, Nestorius et d’autres) et d’idolâtres, en particulier de Vénus; il pensa que le mieux était de tous les réunir dans une seule secte, à laquelle d’autres peuples viendraient ensuite s’ajouter. C’est pourquoi, avec l’aide des hérétiques Sergius et Matthieu, et des juifs Andia et Chabalachabar, qu’il avait auparavant employés comme précepteurs, il commença par créer un droit à la fois civil et religieux; faisant preuve d’une extraordinaire finesse, il fit preuve de mesure dans son organisation, afin de donner l’impression de n’être l’adversaire d’aucune secte; il cherchait plutôt à se les concilier toutes et à les conduire à une concorde parfaite: il serait ainsi plus facilement accepté par tous et obtiendrait d’eux une adhésion plus ferme. Il ajouta même en abondance ce qui plaît aux désirs et aux goûts de la foule: l’espoir de grandes richesses, le pouvoir, un grand empire, la jouissance des plaisirs du corps et une méthode pour atteindre la félicité et le bonheur absolus que chacun puisse appliquer par ses propres moyens, pourvu qu’il veuille bien s’y efforcer.

[…]

fol. c2ro-vo

À l’âge de quarante ans exactement, alors qu’il avait souffert de pleurésie pendant sept jours de suite à cause d’un poison qui lui avait été administré par des proches (qui selon le droit héréditaire lui succédaient dans la possession des biens de son épouse, Khadijah), par cet empoisonnement, il trouva la mort qu’il méritait. Ses partisans conservèrent pendant trois jours son cadavre sans sépulture, parce qu’ils pensaient qu’il serait porté au ciel par les anges, comme ce pseudo-prophète l’avait annoncé. Mais rebutés par une puanteur des plus pénétrantes, ils l’abandonnèrent avec mépris. Ses amis intimes organisèrent alors des funérailles solennelles et l’enterrèrent dans le sanctuaire de La Mecque. Et comme les livres d’histoire le rapportent, ils l’enfermèrent dans un sarcophage qui flottait dans l’air grâce à un aimant que les architectes, très ingénieusement, placèrent dans la voûte du temple, et qui attirait le fer à lui.

[…]

fol. c6vo

Les Turcs sont attachés au culte superstitieux des saints et invoquent les personnes défuntes pour pour qu’elles leur viennent en aide dans les dangers. Lorsqu’ils ont été tirés d’une situation difficile ou comblés de quelque bien, ils remercient à ces vénérables figures de les avoir assistés de leurs bienfaits (c’est du moins ce qu’ils pensent). […] Mais comment as-tu l’audace de lancer contre le Turc des accusations de bêtise ou d’impiété, toi qui fais la même chose? Ôte ou change les noms de Georges, Antoine, Érasme, Barbara ou d’autres saints et saintes, et il deviendra évident que tu es enfoncé et plongé dans la même boue, toi que l’on appelle chrétien et qui ne demandes pas toute chose, au nom du Christ, au Père généreux.

[…]

fol. c7ro

Or si les Turcs traitaient d’impies et d’insensés tous les chrétiens qui découvrent leur tête devant les images, inclinent leur corps, fléchissent les genoux, se prosternent de tout leur corps, allument des cierges et brûlent de l’encens, qui adressent leurs prières à une statue, formulent leurs vœux devant du bois et de la pierre, et, lorsque le vœu est exaucé, remercient un objet inanimé, comment réfuteras-tu le contenu de cette très grave accusation? Comment le détourneras-tu? Ou nieras-tu qu’il y a des images parmi les chrétiens? Et pourtant on voit des églises garnies et bourrées d’images. Et dans quel but? Question idiote: c’est pour représenter les bienheureux qui habitent le ciel, auxquels la religion elle-même ordonne de consacrer des honneurs, qui portent assistance à à ceux qui demandent de l’aide et expriment leur reconnaissance pour le bienfait reçu.

[…]

fol. c7vo

Sur ce point, les apôtres ne contredisent pas les Turcs, qui exhortent à prendre garde aux idoles et aux images, mais n’enseignent nulle part à les fabriquer ou à les honorer. L’Église primitive, qui fut pendant longtemps dépourvue d’images, s’accorde avec les Turcs.

[…]

fol. d1ro-vo

Mais comment avons-nous l’audace de reprocher aux Turcs leur polygamie, alors que règnent chez nous une telle licence et une telle impunité en matière de fornication? Et cela sans parler des adultères et des viols de vierges qui sont désormais considérés chez la plupart des chrétiens comme un jeu, et non comme des ignominies. Et je ne vais pas remuer le sujet de l’inceste, celui de la chasteté de ces célibataires tout à fait impudiques, qui font semblant d’être des eunuques pour le royaume de Dieu tout en accomplissant ce qu’il est honteux de nommer.

[…]

fol. g3ro-vo

Mais vers l’an 1300, Othoman, fils d’Othogrule, un homme que la Galatie avait engendré et éduqué, mit à nouveau en branle l’armée turque après s’être emparé de l’Anatolie, de la Bithynie et d’un nombre considérable de villes sur le Pont. J’estime qu’il est privé d’intelligence et de discernement, celui qui ne voit pas qu’il faut attribuer cette catastrophe à ce peuple qui n’a de chrétien que le nom. En effet, à la même époque régnait sur l’Église romaine Boniface VIII, un homme d’une impiété monstrueuse qui à l’instigation d’anges de Satan persuada son prédécesseur Célestin de renoncer à son pontificat, comme si des voix divines l’avaient poussé à déposer un fardeau qu’il était incapable d’assumer. Le très sinistre Boniface se glissa alors dans l’Église comme un renard, la dirigea comme un loup et la quitta comme un chien, suivant le proverbe répandu à son sujet. Il publia les décrétales et, rétablissant une célébration juive qui avait été abolie, institua un jubilé à Rome l’année même où le peuple turc, comme s’il avait repris haleine après des années où il semblait opprimé, commença à secouer le monde de nouveaux troubles, et ni les effrayantes comètes, ni les tremblements de terre n’incitèrent le Pontife, les grands et le peuple à mieux connaître la religion chrétienne.

[…]

fol. l5ro-vo

Depuis longtemps nous sentons que Dieu est offensé et nous ne l’apaisons pas. C’est grâce à nos péchés que les barbares sont forts. Grâce à nos vices que l’armée romaine est vaincue. Et comme si cela ne faisait pas assez de désastres, les guerres civiles nous ont presque plus détruits que l’épée de l’ennemi. Pauvres Israélites: comparé à eux, Nabuchodonosor est appelé serviteur. Malheur à nous qui déplaisons tant à Dieu que sa colère se déchaîne contre nous par le biais de la rage des barbares. Ézéchias se repentit et cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens furent anéantis par un seul ange en une seule nuit. Josaphat chantait les louanges du Seigneur et le Seigneur était vainqueur en faveur de celui qui le louait. Moïse combattit Amelech non pas par l’épée, mais par la prière. Lorsque nous cherchons à nous élever, nous sommes terrassés. Ô honte, ô esprit stupide, qui va jusqu’à cesser de croire! L’armée romaine, qui a vaincu le monde et a régné sur lui en maître, est vaincue par eux; elle les craint, elle est terrifiée à la vue de ces hommes qui ne savent même pas marcher. Si ces derniers touchent la terre, ils s’estiment morts. Et nous ne comprenons pas les paroles des prophètes: est-ce que mille personnes vont fuir devant un seul poursuivant? Et nous ne supprimons pas les causes de la maladie afin que la maladie soit elle aussi emportée; et voilà qu’aussitôt nous voyons les flèches céder aux lances, les tiares aux casques, les chevaux de trait aux chevaux de guerre.

Fin du conseil de Théodore Bibliander.

 

3. Passages comparatifs de l’ouvrage sur les Turcs d’Érasme (1530)

Érasme, Consultatio De bello Turcis inferendo, et obiter enarratus Psalmus XXVIII cum cura recens editum, Vienne, H. Vietor pour U. Alantsee, 1530, p. 60, 91-92, 101-102.

[…]

p. 60

En effet, saint Paul nous donne bon espoir qu’un jour le peuple très obstiné des juifs sera rassemblé dans la même étable et reconnaîtra avec nous Jésus comme unique berger. Il faut d’autant plus l’espérer des Turcs et des autres peuples barbares dont aucun, à ce que j’entends, n’adore les idoles, mais qui possèdent une moitié de christianisme.

[…]

p. 91-92

Mais que dire de leur organisation politique? Dans quelle mesure leurs lois sont-elles justes? Est loi tout ce que décide le tyran. Quelle est l’autorité du Conseil? Quelle école philosophique domine là-bas? Quelles écoles théologiques? Quels sont les saints sermons? Quelle est la pureté de leur religion? Ils ont une secte mêlée de judaïsme, de christianisme, de paganisme et de l’hérésie des Ariens.

[…]

p. 101-102

Et de fait, si chez Isaïe Dieu se détourne des victimes de ceux dont les mains étaient pleines de sang, il se détournera bien plus encore de nos guerres, si nous abordons la question chargés de vices plus que d’armes. La conséquence en est que si nous entreprenons la guerre contre les Turcs alors que Dieu est en colère contre nous, nous n’avons rien à attendre sinon un échec douloureux et une confusion déplorable de toutes choses; mais si – et cela est nécessaire – nous corrigeons notre vie pour nous concilier la miséricorde de Dieu, il faut commencer par les princes. Car il ne faut pas s’attendre à ce qu’il n’y ait aucune mauvaise personne parmi le peuple, même s’il faut vivement le souhaiter. Et en vérité, il n’est pas si important de savoir si le simple soldat est bon ou mauvais, pourvu que les monarques et les généraux soient unis pour faire le bien.

[…]

 

4. Extrait de l’apologie pour la traduction du Coran de 1543

Machumetis Saracenorum principis, eiusque successorum vitae, ac doctrina, ipseque Alcoran: Quo velut authentico legum divinarum codice Agareni & Turcae, aliique Christo adversantes populi reguntur .... His adiunctae sunt confutationes multorum, et quidem probatissimorum authorum, Arabum, Graecorum, et Latinorum, una cum doctissimi viri Philippi Melanchthonis praemonitione. Quibus .... Adiunctae sunt etiam, Turcarũ, ..., res gestae maxime memorabiles, a DCCCC annis ad nostra usque tempora / Haec omnia in unum volumen redacta sunt, opera & studio Theodori Bibliandri, Ecclesiae Tigurinae ministri, qui ... Alcorani textum emendavit, & marginib. apposuit Annotationes, Basel, Brylinger für Oporin, 1543.

fol. α3vο-α4ro (notre numérotation)

Apologie de l’édition du Coran adressée aux très respectables pères et seigneurs évêques et docteurs des églises du CHRIST, par Théodore Bibliander.

Comme la doctrine de Mahomet, qui a occupé une très grande partie du monde habité depuis neuf cents ans environ et l’a dévorée comme un cancer, n’est pas publiée seule, mais accompagnée d’un vigoureux bataillon d’écrivains qui la réfutent et la démentent moins qu’ils ne la terrassent et ne l’achèvent, j’espère que cet ouvrage ne déplaira à aucun homme dévoué à la religion chrétienne, instruit et sensé.

Il faut applaudir le zèle et le travail de l’imprimeur, qui, non sans dépenses coûteuses et sans peine, a recherché et rassemblé ces livres afin qu’ils puissent être mis à disposition des savants pour être jugés de manière critique, plutôt que présenter ici des excuses pour quelque erreur. Mais parce que des personnes ignorantes et mauvaises aussi bien que des personnes savantes et intègres s’arrogent le droit d’exercer une censure sur les écrits et que beaucoup font un effort immense pour déchirer et calomnier toutes les actions de tout le monde, j’ai estimé devoir rendre compte de cette édition, dont je reconnais être en grande partie l’auteur, à vous, chefs de la religion chrétienne; car il vous importe en particulier de conserver indemne la doctrine de la piété et de la diffuser le plus largement possible, et aussi de vous opposer à ce qui est nuisible de manière raisonnable et ordonnée.

D’abord je montrerai que, même si le codex de la doctrine mahométane, que les Arabes appellent Coran, et les livres de ses adeptes contiennent beaucoup de choses fausses, impies et blasphématoires, cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne doivent pas être lus, ni que la publication de ces livres fera chanceler l’Église. Je montrerai ensuite que la connaissance de la doctrine et de l’histoire de la secte mahométane est utile à bien des égards aux chrétiens, surtout à notre époque.

En effet, s’il ne fallait rien lire d’autre que ce qui est exempt de tout mensonge et de toute corruption provenant de l’impiété, et que ce qui s’accorde en tous points avec les Saintes Écritures, les chrétiens agiraient très mal, eux qui copient si souvent les livres des philosophes et des poètes païens, les déposent dans des bibliothèques privées et publiques des Églises, les lisent avec empressement et les expliquent aux enfants dans les écoles; assurément, l’impiété qu’ils contiennent et qu’ils enseignent n’est pas moindre, si l’on voulait s’en servir comme de maîtres, que le Coran mahométan. Car soit ils nient absolument l’existence de Dieu, que la nature elle-même démontre à tous les hommes, soit ils sont indécis sur ce point, soit ils inventent plusieurs ou même d’innombrables dieux. Et ceux à qui ils confèrent faussement une puissance surnaturelle et une divinité, ils leur attribuent non seulement des actions qui, je dirais, sont indignes d’hommes honnêtes, mais des actions qui, dans un État bien ordonné, ne devraient même pas être tolérées de la part de l’individu de la plus basse condition.

Sans parler pour l’instant du fait que la plupart nient et ridiculisent la résurrection des corps, l’immortalité de l’âme, les récompenses pour les bons et les tourments éternels pour les méchants après cette vie. Lorsque cette croyance s’est emparée de l’esprit humain, elle l’entraîne si loin de tout obligation morale et de toute humanité qu’aucun animal, aucune bête, si venimeuse soit-elle, n’est plus cruelle et plus nuisible que l’homme pour l’homme. Tout cela, l’impie Mahomet le combat autant qu’il lui est possible. Sans parler de la licence de certains poètes et de l’obscénité avec laquelle ils disent assaisonner leurs poèmes comme avec de la douceur. Et je vais passer sous silence beaucoup d’autres choses de ce genre. Dès lors certains hommes éminents n’ont pas hésité à qualifier les poètes lascifs de flûtes du mauvais démon, étant donné que celui-ci les inspire et entreprend à travers eux de rebattre les oreilles des hommes des recommandations porteuses de mort. Même Tertullien, un théologien de premier ordre, appelle les philosophes les patriarches des hérétiques. Néanmoins leurs livres sont diffusés grâce à l’imprimerie, ils sont lus, et sont présentés à la jeunesse dans les écoles selon un usage si généralement accepté que celui qui le blâme se voit aussitôt reprocher d’être un âne. Augustin, Basile, Jérôme, Bède et d’autres très grands théologiens non seulement permettent, mais même recommandent et encouragent la lecture des philosophes, des poètes et des autres auteurs païens; et ce non seulement pour acquérir la faculté de parler le latin et le grec, mais aussi pour que les superstitions et les mauvaises opinions des païens soient connues et dévoilée aux autres, afin qu’ils puissent s’en garder et préparer leurs armes pour combattre les ennemis, si jamais on en vient à devoir lutter contre eux. En outre, tout ce qu’on trouve de vrai, de bon et de juste dans leurs écrits doit être pour ainsi dire réclamé à leurs possesseurs illégitimes et revendiqué comme propriété de l’Église. Par conséquent, comme il n’y a pas plus de dogmes faux et impies dans le livre de la loi sarrasine que dans les écrits des païens qui sont usés presque quotidiennement par les mains des chrétiens, et comme la lecture du premier ne peut être de moindre utilité au lecteur pieux et sage que la lecture des seconds (on en dira davantage lorsque des occasions appropriées se présenteront), j’espère, hommes très savants et très pieux, seigneurs et pères vénérables, que vous ne désapprouverez nullement l’édition du Coran, surtout parce que tant d’auteurs y ont été ajoutés, qui dévoilent et réfutent toutes les erreurs. Je suis également convaincu, hommes pleins de sagesse, que vous comprendrez aisément que ceux qui nous calomnient parce que nous avons publié le Coran ou que nous nous sommes efforcés de le publier sont davantage mus par des sentiments personnels que par un zèle pour l’Église, qui leur sert de prétexte.

[…]

 

5. Note critique sur la traduction du Coran

p. 230

Au lecteur studieux.

Même pour décrire la loi d’un ennemi très hostile à notre religion chrétienne, nous avons fait preuve d’une telle intégrité et d’une telle conscience que nous avons pensé qu’il valait la peine (car le premier exemplaire, que nous avions décidé d’imiter en tous points, était cependant très corrompu, de sorte que nous l’avons soigneusement comparé à deux autres exemplaires obtenus peu après grâce aux efforts de quelques amis, et que nous avons consulté la version arabe, excellente et très bien émendée, lorsque cela semblait nécessaire) de noter toutes les différences, même légères, qu’il y avait entre les exemplaires, de quelque nature qu’elles fussent – ou aussi lorsque d’aventure une meilleure leçon nous venait à l’esprit –, et de consigner tout cela ici à part. C’est pourquoi, lecteur chrétien, fais bon et juste accueil au résultat de notre travail.

 

6. Un témoignage des circonstances difficiles de la publication de la traduction du Coran: lettre de Heinrich Bullinger à Joachim Vadian de décembre 1542

Kantonsbibliothek St. Gallen, VadSlg 34, fol. 160-161; ici fol. 161 ro-vo, édition: Vadianische Briefsammlung 6 (1541-1551), éd. par E. Arbenz et H. Wartmann, St. Gallen, Fehrsche Buchhandlung, 1908, p. 181-186, ici p. 185).

[…]

J’aurais de même des choses étonnantes à t’écrire à propos du Coran, si j’en avais le temps et le loisir, et surtout si mon mal de tête me le permettait. En bref seulement: Johannes Oporin a imprimé la loi de Mahomet qu’on appelle le Coran, et y a ajouté des réfutations en grec et en latin, ainsi que l’histoire des Arabes, des Sarrasins et des Turcs jusqu’à notre époque: c’est un ouvrage magnifique et remarquable. C’est notre Théodore qui l’a préparé, et cela dans le but de combattre la perfidie mahométane et l’empire turc, en le faisant précéder d’une élégante préface. Un exemplaire arabe du Coran a été apporté d’Italie, il en a utilisé deux en latin, et il a tout recopié de sa propre main. Épuisé par le travail, il est resté alité quelques semaines en juillet. Voilà ce que cet ouvrage lui a coûté; et alors qu’il allait être publié, je ne sais quels ânes ont suggéré au très illustre Conseil de Bâle de ne permettre en aucune manière que la loi turque soit rendue publique à partir de la ville de Bâle. Les pasteurs Myconius, Marcus, Gastius, Cellarius, etc., s’y sont opposés et ont enseigné qu’il était juste de la rendre publique; mais ceux-là l’ont emporté: Oporin a été emprisonné et le Coran confisqué. Ces faits se sont produits avant la foire d’automne de Francfort. Entre-temps Luther a eu vent de l’impression du Coran à Bâle; il écrit donc au Conseil et le supplie presque de le publier, car étonnamment il a toujours désiré voir ce livre, etc. Tu auras un exemplaire de sa lettre en son temps. Ainsi, nous attendons maintenant la suite des événements. Ces jours-ci, nous qui sommes au service de l’Église avons aussi écrit quelques lettres à Bâle. Le Seigneur sait ce qui va se produire, et tu seras tenu au courant.

[…]