Lettres à Albrecht von Bonstetten

Traduction (Français)

Traduction: David Amherdt/Kevin Bovier (notes originales en allemand: Clemens Schlip)


1. Niklaus von Wyle

a) Niklaus von Wyle, protonotaire d’Esslinger, salue vivement le noble, docte et distingué maître Albert de Bonstetten, chanoine d’Einsiedeln, son honorable maître et ami.

J’ai vu ce que tu m’as écrit; tes paroles et tes sentiments à mon égard sont généreux, ce dont je ne peux pas ne pas me féliciter. Je crois que ce jour s’est révélé pour moi comme un jour que je dois mettre au nombre des plus estimables, puisque c’est celui où j’ai compris que je t’ai été agréable, à toi, un homme d’une si grande noblesse (bien que ce ne soit pas en raison de mes propres mérites, mais plutôt en raison de ta bienveillance et de ta bonté). Oui, j’ai été charmé de manière étonnante par cette lettre que tu as scellée pour moi; écrite avec cette éloquence, cette douceur et ce soin, elle a la saveur et l’odeur de Cicéron! Par Hercule, il est beau que tu sois issu d’une très ancienne famille, mais il est encore plus beau que tu te consacres aux études littéraires et aux disciplines humanistes. Car la première de ces qualités est commune à bien des hommes, la deuxième est tienne tout entière et parle particulièrement en ta faveur. Tu vois donc que de nos jours les princes, les barons et les grands méprisent à ce point les lettres qu’ils ont honte de les apprendre et qu’ils les considèrent comme indignes d’eux, et qu’il est pour ainsi dire monstrueux à notre époque de rencontrer un homme qui les maîtrise; il s’ensuit qu’il faut d’autant plus te louer qu’il est plus rare parmi les nobles et en particulier dans ton chapitre de trouver quelques-uns de tes confrères qui soient érudits. Continue donc sur la voie que tu as entreprise, et tu te gagneras une gloire immortelle, et, après la mort, tu vivras encore. Quant à moi, si je peux grâce à mes livres t’être d’une quelconque assistance pour te permettre de poursuivre tes recherches, fais-moi ta demande avec confiance et tu verras ton vœu réalisé; en effet, je me dévoue tout entier à toi et je conclus avec toi par cette lettre un lien d’amitié particulier, afin que désormais tu te serves de moi comme d’un esclave fidèle – et je veux que cela soit réciproque! Mais, pour finir, porte-toi bien, parce que mon départ précipité ne me permet pas de t’en écrire davantage pour l’instant, et le papier n’est pas bon, pas plus que l’encre; c’est pourquoi, sois indulgent envers cette lettre et cette écriture mal soignées, et je voudrais que tu m’écrives souvent, lorsque tu auras appris que j’ai trouvé quelque part une demeure fixe, ce qui, j’espère, sera bientôt le cas. Tu trouveras ton livre avec mon gendre: j’aurais souhaité qu’il l’ait plus longtemps en sa possession.

Une fois encore, porte-toi bien. De Zurich, le samedi après la Saint-Michel, l’année 69 (30 septembre 1469).

 

b) Niklaus von Wyle salue vivement son ami Albert de Bonstetten.

Envoyé par mon maître bien-aimé, j’ai terminé quelques missions qui m’ont été confiées par lui auprès des ambassadeurs de la confédération à Baden, et de retour de là-bas, je suis arrivé hier à Zurich, pour en repartir demain, et, si je n’espérais pas que mon dit maître se rendrait bientôt Einsiedeln (comme il s’apprête à le faire), je serais certainement déjà venu te trouver dans tes lares. Je n’ai pas encore lu en entier ton ouvrage que tu as scellé pour moi, car j’ai été empêché par d’autres tâches, mais dès que je le pourrai, je le méditerai et je te répondrai en toute sincérité. Cependant je te loue grandement de consacrer ton temps et de t’adonner à ce point à ces magnifiques études humanistes, de telle sorte que, je n’en doute pas, tu arriveras très vite à la hauteur de ces hommes remarquables, qui sont dignes d’éloges, et que tu surpasseras aisément tous les autres hommes qui t’entourent, tout pourvus d’autres qualités qu’ils soient par ailleurs. Je t’apporterai Enea Silvio (Des misères des gens de cour et Du remède de l’amour), lorsque j’accompagnerai mon maître dans son voyage à Einsiedeln (comme je te l’ai déjà écrit). Mais s’il devait changer d’avis, je me rendrai à n’en point douter à Einsiedeln avec mon épouse, autour de la fête de sainte Vérène, puis dans notre ville de Baden, pour nous y baigner. Car notre fille, déjà enceinte, sera alors proche de l’accouchement, et sa mère désire être présente. J’aimerais aussi t’avoir comme compagnon de thermes, pour que nous puissions, tout en nous baignant, discuter de beaucoup de choses en rapport avec nos études humanistes; cela nous permettrait aussi de ne pas y être frappés d’ennui. J’ai déjà traduit plusieurs opuscules du latin en langue vulgaire, à la demande de certains princes. Je peux les mettre à ta disposition, si tu le veux; je suis en effet à l’écoute de tes vœux; c’est pourquoi n’hésite pas à avoir recours à moi pour un service de ce genre dans tous les travaux qui pourraient être réalisés pour toi par mes soins.

De Zurich, à la hâte, de ma main, deux jours avant la Saint-Ulrich, l’année 70 (3 juillet 1470).

 

c) Niklaus von Wyl salue bien son ami Albert de Bonstetten.

Parce qu’en t’acquittant d’une salutaire obligation, tu as fait, grâce à ta lettre, cesser toute plainte, je ne pleure plus; mon esprit, qui était gonflé de colère, a totalement renoncé à l’affliction et au chagrin. Combien diligemment, avec quelle joie et quels fous rires je me suis abandonné à la lecture de cette lettre, je ne saurais comment l’exprimer. C’était ce que depuis longtemps mon profond amour pour ton esprit avait désiré de toi. Je ne te fais plus de reproches, et, même si tu dis avoir fait acheminer ce que tu m’as écrit pour ainsi dire jusque chez moi, n’en parlons plus! Mais par Castor, je n’ai vu aucune de ces lettres, et j’irai même jusqu’à dire, si j’ose, que pas une seule ne m’a été apportée! Il s’ensuit que nous sommes alors bien souvent accusés d’avoir convoité, tantôt par paresse, tantôt par enthousiasme, ces choses sur lesquelles de jour en jour notre travail s’appuie. Nous protestons, ce qui entraîne de la lassitude; et quant à ce qui conviendrait à notre honneur, moins nous le poursuivons, plus nous proclamons que nous l’avons atteint. Je dis cela, non pour paraître me défier de ta sagacité, mais en réalité tu le sais toi-même très bien. Chaque action particulière que nous accomplissons, notre amour mutuel la révèle avec clarté; dans ce domaine, je ne considère rien comme caché, mais je parle à visage découvert.

Pour le reste, le fait que tu te considères comme peu de chose, en te prétendant un «petit homme», est tout à ton honneur. Tu aurais dû naître dans la famille d’Enea Silvio; tu n’ignores pas combien il était petit, et combien de grands monuments il nous a laissés. L’Église universelle a été durement frappée par sa mort. Toi-même tu n’avais pas pu suffisamment l’admirer (lorsque j’étais avec toi), surtout en raison de certains de ses écrits. Et de même Alexandre, qui, bien qu’il eût ta stature, mérita cependant d’être appelé le Grand sur toute la terre! Car la grandeur des vertus, l’immortelle vigueur des esprits dépasse toute mesure. S’il n’en était pas ainsi, les éléphants, dont le poids est étonnant, seraient l’objet des plus extraordinaires louanges. Porte-toi bien; de Stuttgart.

 

2. Achatius Mornauer

Achatius Mornauer, docteur en décrets, chanoine de Bressanone (Brixen) salue vivement le noble et très illustre maître Albert de Bonstetten, doyen d’Einsiedeln, son distingué maître et ami.

Bien que la lettre que tu m’as envoyée en mon absence m’ait été remise il y a peu, dès que j’ai appris qu’elle m’avait été apportée, je l’ai lue en entier: elle est fort agréable et fort plaisante. J’y ai appris que tu as achevé, en un bref résumé, comme tu dis, la mort du duc de Bourgogne et ses guerres cruelles et malheureuses, à la louange éternelle de Sigismond, l’illustre duc d’Autriche et plusieurs fois seigneur, le très clément comte du Tyrol, etc., et à ta propre gloire. Or cet ouvrage, même si j’en ai entendu parler, m’est cependant encore inconnu, mais je veux croire qu’il mérite cet éloge; personne ne peut en douter, puisque tout le monde affirme que ton style est très soigné. Cependant, en ce qui concerne ce que tu demandes que je réalise en ta faveur, je n’ai pas pu l’accomplir, surtout que tu ajoutes qu’on doit t’attribuer le premier poste vacant. Au vu de la situation, en ce qui concerne l’obtention d’un tel poste, je pense que les perspectives sont sombres, bien que, en ce qui concerne le titre de chapelain, j’ai obtenu pour toi, avec les moyens dont je disposais, ce que j’ai voulu; et j’ai décidé de t’envoyer ce titre avec tous mes vœux de réussite, afin qu’il serve à l’accroissement de ta gloire et de ton honneur. C’est pourquoi, si je comprends plus clairement ta situation, emploie-moi en ce que tu veux et permets-moi d’être associé à toi comme un ami; alors je ne serai pas avare de mes peines. J’aimerais que tu m’envoies des indications à ce sujet.

Porte-toi bien. D’Innsbruck.

 

3. Michael Christan

a) Michael Christan salue vivement le très admirable et très savant maître Albert de Bonstetten.

Je t’envoie, illustre Bonstetten, le traité dont tu as fait cadeau à Niklaus von Wyle; même si j’aimerais ardemment le garder chez moi, je préfère t’obéir à toi plutôt qu’à mon désir, surtout dans une telle circonstance: tu écris avec tant de confiance à un inconnu, comme s’il existait entre nous une longue familiarité! Je reconnais que je ne te suis pas connu, mais toi, crois-moi, cela fait longtemps que j’ai reconnu et éprouvé la supériorité de ton intelligence; je ne saurais dire de quelle joie cette supériorité m’a envahi, lorsque j’ai appris avec étonnement qu’elle était naturelle et innée chez toi, un homme issu d’une noble famille. En effet, la plupart de nos nobles ne s’appliquent nullement à l’étude des lettres. Mais je parlerai de cela plus tard, lorsque j’aurai davantage de loisirs. En effet, j’ai appris de manière inattendue, ou disons plutôt à l’instant même, qu’un messager qui se trouvait ici allait se rendre chez toi. Voilà pourquoi j’ai aussitôt saisi ma plume, et j’ai décidé de t’écrire ces lignes barbares, avec une telle hâte que je n’ai pas été capable de leur donner une forme convenable. C’est pourquoi, je t’en supplie, pardonne-moi, si tu tombes à sur un mot tracé à l’encre à plusieurs reprises. Tu sais que la deuxième version est toujours plus belle que la première. Porte-toi bien, magnifique Bonstetten, et comme tu as commencé à le faire, aime-moi de jour en jour davantage.

Constance, le 17 juillet.

 

b) Michael Christan salue vivement le vénérable et noble maître Albert de Bonstetten, doyen de l’illustre Einsiedeln.

Combien de reproches je me fais à moi-même, magnifique Bonstetten, je ne peux facilement le dire, lorsque je te vois aspirer à tous les honneurs littéraires, et ce avec une telle ardeur que tu ne passes aucun instant sans travailler à quelque glorieux écrit, qu’il soit épistolaire ou historique. Et lorsque je considère que je ne suis pas un homme de cette trempe, vraiment, je ne peux m’empêcher de déplorer mon indolence. Car je ne prends jamais la plume sans être encouragé par quelqu’un; il en résulte que je suis ignoré de la plupart des gens et que personne ne me juge digne de sa considération, hormis toi, qui me dépasses de beaucoup aussi bien par la noblesse de ta naissance que par ta vertu et ta bienveillance; cela, il me semble l’avoir constaté en toi d’autant plus clairement que dans la lettre d’or que tu m’as adressée le 8 janvier, tu me loues avec tant d’insistance et m’exaltes au-delà de mon mérite. En effet, par le Dieu immortel, je n’ai nullement fait preuve à ton égard d’une bienveillance qui mériterait de quelque façon les louanges que tu me fais. J’aurais vraiment voulu, oui, j’aurais vraiment voulu pouvoir rivaliser avec toi en vertu, mais ta supériorité me laisse complètement désarmé. Je suis donc arrivé à la conclusion que je dois répondre, avec un peu de retard seulement, à la lettre dans laquelle, après beaucoup d’autres choses, tu dis te réjouir de ce que je sois du nombre de ceux dont la présence a plus de valeur que l’absence. Tu te comportes de manière amicale, comme il convient à un homme bien né; en toute vérité, cela confirme qu’il y a en toi à mon égard une profusion d’indulgence – bref, je ne saurais exprimer cela autrement. Ce sont les choses humbles qui charment tous les plus petits d’entre les hommes. Les héros exultent et se réjouissent lorsque tu parles bien d’eux. Nous lisons que Thémistocle, ce très grand seigneur et prince athénien, alors qu’on lui demandait quel artiste ou la voix de qui il aimait le plus entendre, avait répondu: «Celle de celui qui célébrerait le mieux ma vertu!». Alexandre de Macédoine, comme il se tenait à Sigée près de la tombe d’Achille, s’exclama: «Ô bienheureux jeune homme, qui as trouvé en Homère le héraut de ta vertu!» Moi-même je m’estime heureux, pour avoir été, à mon avis du moins, rendu plus célèbre grâce à ta lettre. Car nous sommes tous entraînés par le désir d’être honoré, et ce sont les meilleurs qui sont les plus attirés par la gloire. Puisses-tu vivre encore de nombreuses années, et l’accès à cette gloire, que tu t’es toi-même ouvert grâce à ta vertu et à ton érudition, maintenant que tu l’as obtenu, puisses-tu le conserver! Voilà la toute petite prière que je fais, moi un tout petit homme.

Porte-toi bien, modèle des Muses!

Constance, le 2 février 80 (1480).